Dans le noir, il nous était impossible d’éviter toutes les épines, elles nous écorchaient le visage et les bras, s’accrochaient à nos vêtements déchirant nos chemisiers. J’entendais ma sœur proférer des jurons entre ses dents à chaque fois qu’une épine la blessait ; ce n’était pas dans ses habitudes, mais je suppose que l’angoisse de la situation justifiait cette entorse à la bonne éducation que nous inculquaient pourtant nos parents.
Mon père aurait adoré avoir un fils mais, manque de chance, il a eu deux filles ! À ce moment-là, Suzanne avait sept ans et moi Jeanne, j’avais onze ans. Papa nous appelait souvent « les garçons » parce qu’il disait que, malgré nos beaux cheveux longs, nous étions de vrais garçons manqués, courageuses, téméraires et que nous adorions aller chasser avec lui.
À l’époque, certains avaient de l’argent, d’autres moins ; un peu comme maintenant, me direz-vous. Nous, nous n’étions ni riches, ni pauvres, nous ne manquions de rien et c’était là le principal. De toute façon, il n’y avait pas de grands magasins donc pas autant de choses à acheter qu’aujourd’hui ; nous avions l’essentiel et même un peu plus que d’autres.
Je ne suis pas encore sénile, je comprends les choses ; j’ai bien quelques absences parfois, mais c’est plus de la lassitude qu’autre chose. Une façon de m’évader, un plongeon dans le passé, mon passé. Mes souvenirs, c’est tout ce qu’il me reste, bon nombre de mes proches ont déjà quitté cette terre.
Rien n’est plus terrible pour une mère que de survivre à ses enfants. Par bonheur, ils m’ont laissé des petits-enfants, ils sont tous adultes et parents.