- Il est essentiel que vous compreniez quel homme était ce duc. Un homme façonné par son éducation et son époque. Un homme obéissant aux commandements de son temps. Sommes-nous différents ?
- Je crois. Chacun peut choisir ce qu'il veut ou non faire.
- C'est vrai, bien que ce ne soit pas toujours possible. A l'heure où je vous parle, il y a des soldats en France qui font des choses qu'ils n'ont peut-être pas choisi de faire.
Tu as volé mon chien, dit-il.
- Je n'ai...
- Il prétend que si, très tôt ce matin. Il a dit que, comme toujours, il était de garde devant ma porte, mais que tu l'as attiré dehors en l'hypnotisant.
May sourit.
- Il voulait venir avec moi.
Peregrine tourna une page de son journal. Avec ses cheveux ébouriffés et sa chemise blanche aux poignets retournés, il avait l'air d'un pirate.
- C'est sa parole contre la tienne. Je crois davantage un chien qu'un enfant.
La guerre était un événement tentaculaire et catastrophique, un événement qui allait bouleverser des vies et y mettre fin ; transformer des villes, et les raser ; et défigurer à jamais l'histoire de l'humanité.
- Je ne les ai pas tellement aimés, ces garçons, mais ils m'ont fait de la peine. Pas toi?
- Un peu, dit May.
- Je les ai trouvés...étranges. Comme s'ils étaient des ennemis redoutables, mais qu'en même temps ils ne pouvaient pas nous faire de mal. Ils étaient effrayants, et pourtant je n'avais pas peur d'eux. Ils m'énervaient, mais je ressentais aussi de la tristesse pour eux. Je ne voulais pas leur parler, et cependant je ne pouvais pas m'arrêter de le faire...
Cécile se tut et pressa son visage contre l'édredon. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle éprouvait des sentiments si mêlés envers ces garçons.
Alors le château des Neige apparut devant elles, la rivière chantonnant dans leur dos, l'immensité du ciel s'étendant au-dessus de leurs têtes. Les murs et l'édifice, décorés de mauvaises herbes et salis par les mains moussues du temps, se repliaient les uns sur les autres, tel un château de cartes pierreux figé à mi-chute. L'espace d'un instant, Cecily trouva les ruines magnifiques, non pas à cause de ce qu'elles avaient été, mais de ce qu'elles étaient là, maintenant. Sinistrement belles, pareilles à du fil arachnéen. Tragiquement grandioses, tel un mausolée.
Elle avait l'impression, comme dans un rêve, d'être fiévreuse, d'être enveloppée d'une carapace de verre : pour le moment, tout se déroulait à l'extérieur de cette paroi et ne pouvait l'atteindre. Mais le verre peut se briser, et Cecily savait qu'à l'instant où ce serait le cas, un torrent de peur s'engouffrerait d'un coup - peur pour son père dans cette ville rouée de coups, peur pour son frère au coeur tourmenté, peur pour le monde dans lequel elle allait grandir. Elle tenta de visualiser encore une fois ce dont elle s'était souvenue à cet endroit précis peu avant, les jouets perdus depuis longtemps, les câlins de sa mère, un goût de biscuits : mais rien ne revenait.