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Critique de berni_29


Elle s'appelle Addie et lui s'appelle Louis. Ils sont voisins. À eux deux ils doivent totaliser pas loin de cent cinquante printemps... Ils sont veufs.
Leurs existences sont pour une large part derrière eux et cependant pour une part infime qu'ils ne savent ni l'un ni l'autre mesurer, ils s'accordent sur l'importance, le sens à donner à ce temps qu'il leur reste à vivre...
Pour autant ce n'est pas un désespoir de fin de vie qui les tenaille, ni la peur de la mort, ils sont encore en très bonne santé, non c'est quelque chose qui touche davantage à leur quotidien : le soir et plus tard au bord de la nuit, le sommeil tarde à venir, il y a quelque chose qui repousse le sommeil, c'est cela leur angoisse, pas la peur de mourir, mais la nuit qui vient, oppressante, étouffante presque, rappelant à chaque pas de son ombre, qu'ils sont désormais seuls, chacun seul, à franchir ce voyage qui mène du crépuscule au matin... C'est comme une barque qu'on passe d'un rivage à l'autre inlassablement...
Le fleuve au milieu semble terrible de solitude...
Tout comme les enfants qui ont peur de s'endormir, ont besoin d'être un peu rassurés, demandent une histoire à raconter, demandent à ce qu'il y ait un peu de lumière qui reste, les personnes âgées ont sans doute des angoisses qui ressemblent à cela... Mais qui sera là désormais pour leur raconter une dernière histoire avant qu'ils ne s'endorment lorsqu'ils sont déjà seuls...? Qui sera là pour leur tenir la main ? Eux aussi demandent qu'il y ait une petite lumière qui veille...
C'est Addie qui fait le premier pas vers Louis. Voudrait-il bien passer de temps à autre la nuit avec elle, simplement pour se parler, se tenir compagnie ?
Louis accepte la proposition.
À eux deux ils vont faire mentir la nuit, percer une brèche, ouvrir une porte pour faire entrer un rai de lumière dans leurs vies, des mots, des regards, c'est la barque qui revient brusquement vers un rivage moins hostile, déchirant l'hésitation, les maladresses, les conformismes...
Il n'est pas question de sexe ici, même pas forcément d'amour dans cette invitation... L'amour, on n'y pensera après, déjà soyons moins seuls, ne soyons plus seuls, hantés par l'antre gigantesque de la nuit...
Addie et Louis s'apprivoisent, ils ont besoin de cela, même s'ils se connaissent un peu... Imaginez-vous un peu traverser un soir la rue et aller chercher votre voisin ?! Il faut un peu d'audace au départ et puis, rappelez-vous la parole du Petit Prince : « chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près ». S'apprivoiser, réapprivoiser des gestes perdus, oubliés...
Est-ce plus dur à cet âge-là ? Je ne sais pas. Selon ma mère qui a vécu cette expérience insolite après un veuvage d'une douzaine d'années, et à l'âge qu'ont les personnages du roman, si elle était encore de ce monde, elle me répondrait : pas du tout.
Réapprendre les gestes oubliés, abandonnés, ceux auxquels on ne croyait plus. Oui, la tendresse d'abord... La tendresse avant tout. le reste, ce sera une autre affaire, on verra après...
Addie et Louis vont vivre des nuits peuplés de souvenirs partagés, de paroles, de moments cocasses et maladroits, d'une générosité furieuse dans ces instants fragiles...
Et puis, comme toujours, comme je ne sais plus dans quelle chanson de Brassens, il y a des gens aigris qui regardent de travers le bonheur, l'amour des autres, et puis il y a le voisinage, le qu'en-dira-t-on, et si ce n'était pas assez, les enfants s'en mêlent, ces cons ! les enfants d'Addie et de Louis... Nous sommes dans l'Amérique puritaine bien que contemporaine, le droit à l'amour est encore régenté là-bas où peut-être ici aussi finalement, par des codes aussi absurdes que les murs, les barbelés, un pays républicain fondé sur des libertés, mince !...
Nos âmes la nuit est un roman qui m'a touché à plus d'un titre. Kent Haruf, auteur que je découvre à l'occasion, a écrit ici un récit sensible, émouvant, épris de justesse.
J'ai pensé aux dernières années qu'a vécu ma mère avec celui qu'elle a aimé, qui l'a rejoint un an plus tard de l'autre côté du paysage... Je me suis souvenu que dans ma famille, cela avait un peu choqué. Je me souviens aussi que ma mère, dans l'euphorie de cette nouvelle histoire, était venue témoigner lors d'une émission de France-Inter, tard dans la nuit, une émission animée par Macha Béranger... Elle s'en était confiée auprès de moi un peu plus tard et, parait-il, l'audience avait fait un tabac, sur ce thème de l'amour entre personnes âgées...
À son enterrement, religieux je dois préciser, prenant la parole pour lui rendre hommage, j'avais évoqué ce fait que je trouvais beau à rappeler. Apparemment j'ai divisé l'assistance en deux, y compris dans ma famille, certains ont été choqué que j'évoque cela dans une église. D'autres personnes, à la sortie de la cérémonie religieuse, sont venues au contraire me remercier de ce témoignage... Mais sans doute, la plus belle reconnaissance vint de Jean, son ami, son compagnon des dernières années, des derniers jours, des dernières heures... Un taiseux... S'essuyant rapidement les larmes de ses yeux, il me demanda : « Bernard, j'aimerais que tu m'offres le texte que tu as lu tout à l'heure aux obsèques de Suzanne parce qu'il m'a plu... »
Il est parti un an plus tard. Après le décès de mon père, je suis heureux qu'il ait pu continuer de rendre un peu heureux ma mère, même s'il n'est pas mon père... Ils n'habitaient pas ensemble, sauf sur les toutes dernières années, mais l'essentiel de leur union ressemble de très près à celle d'Addie et de Louis.
La nuit je mens,
Mais je voudrais qu'elle mente elle aussi,
Où qu'elle s'éventre enfin,
Délivrant de ses entrailles des chemins ici où là-bas,
Je voudrais prendre des trains des chemins caresser les ronces,
La vieillesse des autres, de nos proches, la nôtre peut-être à venir, ressemble à celle qui ne nous attend pas...
J'aime les ronces par-dessus tout,
Par-dessus tout...
PS : merci à Marie (mosaïque92) de m'avoir donné envie d'aller vers ce texte si beau.
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