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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 3 épisodes, initialement parus en 2006, écrits par Stephen Murphy, dessinés et encrés par Mike Hawthorne. Il s'ouvre avec une préface de 2 pages rédigée par John Rovnak, évoquant la situation professionnelle de Stephen Murphy à l'époque, et précisant que l'épisode 3 a été complété par 8 nouvelles pages pour une narration plus fluide.

En Islande, pas très loin de Reykjavik, Arni est descendu dans une grotte à ciel ouvert, pour aller inspecter un cadavre trouvé par des randonneurs. Il est l'assistant de Askja Thorasdottir, jeune médecin légiste. Elle est en train de se donner du courage pour descendre à l'échelle de corde, à son tour, en avalant un comprimé à base de lorazépam (molécule anxiolytique de la classe des benzodiazépines), pour lutter contre son angoisse. Arni l'interpelle plusieurs mètres en contrebas : elle lui répond qu'elle arrive. Arlos qu'elle est en train de se parler à voix basse, elle est interrompue par l'inspectrice Freyja Skulasdottir qui vient au renseignement. Thorasdottir répond qu'elle s'apprête à descendre pour aller voir le cadavre signalé par les deux randonneurs. Elle ajuste sa lampe frontale, pendant que Skulasdottir rejoint sa voiture. Elle descend et s'engage dans la galerie par laquelle Arni s'est enfoncé. Elle parvient devant le cadavre : il s'agit d'un squelette vraisemblablement entier, emmaillotté dans une sorte de couverture de fabrication récente, certainement pas un touriste. Thorasdottir demande à Arnie de mettre le tout dans un sac, pendant qu'elle commence à réfléchir le temps qu'a pu passer le cadavre dans ce lieu, pour en être arrivé à ce stade de décomposition.

De retour à l'institut médicolégal de Reykjavik, Arni dispose le sac sur une table d'examen. Askja Thorasdottir dit qu'il peut rentrer chez lui car il est déjà tard et qu'elle va procéder à l'examen elle-même. Elle prend un petit verre de Brennivin et s'allume une cigarette. Elle prend le crâne entre les mains, et identifie immédiatement la forme d'un crâne d'un homme de Néandertal, une femme même. Elle se demande ce qui a pu pousser cette femme dans cette grotte, et comment elle s'y est retrouvée piégée. Plusieurs cigarettes plus tard, elle a disposé tous les os du squelette sur la table au bon endroit. Elle observe que l'un d'eux est abîmé, comme s'il avait reçu un coup de lance : cette femme a vraisemblablement été tuée. Elle commence à examiner le tissu de la couverture et y trouve une étiquette dont elle reconnaît la marque : cette étoffe a été fabriquée à la toute fin du vingtième siècle. Elle finit de prendre des photographies, de prendre des notes et de mettre des échantillons dans des pochettes plastiques. Elle décide de retourner à la grotte. En cherchant au sol, elle retrouve une balle d'arme à feu. Cette femme de Neandertal a été tuée par une arme à feu.

Au début des 2000, l'éditeur Dover Publications décide de publier des comics pour élargir sa gamme. Contre toute attente, il publie en 2015 l'intégrale de The Puma Blues: The Complete Saga in One Volume de Michael Zulli & Stephen Murphy, un comics à nul autre pareil, paru à la fin des années 1980, et complété par ses auteurs d'un épilogue de 40 pages. Deux ans plus, il publie Umbra, l'un des rares autres comics écrits par Stephen Murphy, et donc complété par 8 pages supplémentaires. Après Puma Blues, Murphy est devenu un responsable éditorial pour l'éditeur Mirage (fondé par Peter Laird, l'un des cocréateurs des Tortues Ninjas). L'introduction indique que Umbra fut l'occasion pour Stephen Murphy de revenir à l'écriture, et qu'il faut voir cette oeuvre comme étant très personnelle. le lecteur suit donc l'enquête menée par Askja Thorasdottir sur un meurtre impossible : une femme de Neandertal abattue par balle. En fait, cette enquête prend une tournure encore plus bizarre avec l'apparition de Grands Pingouins (Pinguinus impennis) qui apparaissent alors que Thorasdottir marche tranquillement sur les quais de nuit. Il s'agit d'une espèce qui s'est éteinte au milieu du dix-neuvième siècle et dont elle a vu une image dans le livre que lisait l'expert balistique quand elle est venue lui apporter la balle qu'elle a retrouvée dans la grotte.

Toutefois, le lecteur entretient quelques doutes sur l'état d'esprit d'Askja Thorasdottir. Elle prend régulièrement un comprimé de lorazépam pour lutter contre ses angoisses, et n'hésite pas à doubler la dose si elle sent qu'elle ne va pas bien. Elle boit plus que de raison, le soir quand elle sort, mais aussi en fin d'après-midi. Elle rêve de manière plus ou moins éveillée à cette femme de Neandertal et aux circonstances de sa mort. La balle provenant d'un pistolet Marakov 9mm, elle en déduit qu'elle a été abattue par un espion russe, venu du froid, chapka et uniforme de rigueur. le lecteur voit quelqu'un de pas complètement équilibré, peut-être une narratrice non fiable. du coup, il attend de voir comment tout ça va se développer. Mais d'un autre côté, Arni, l'assistant de Thorasdottir, confirme bien les constats fait par elle sur le cadavre. L'inspectrice Skulasdottir est sceptique, mais elle ne remet pas en cause les faits mis en avant par Thorasdottir. Dans le même temps, le lecteur se rappelle les mots de John Rovnak dans l'introduction : la tonalité du récit correspond à l'état d'esprit du scénariste à l'époque. Stephen Murphy n'est vraisemblablement pas entièrement satisfait de son poste de responsable éditorial. Il s'y est improvisé pour répondre au besoin immédiat de la jeune structure d'édition disposant de beaucoup de fonds. Il a peut-être l'impression de tâtonner pour avancer, et de ne pas être à sa place, de ne pas être compétent. Avec cette idée en tête, le lecteur se dit que Askja Thorasdottir fait office d'avatar pour le scénariste.

Là où la série Puma Blues pouvait être très verbeuse, cette histoire donne la sensation d'être très aérée. Il y a peu de textes, et les images se lisent très facilement. Les traits de contours présentent des irrégularités, des courbes agréables à l'oeil, avec un trait présentant des variations qui donnent plus de poids à chaque élément, plus de relief. Les visages apparaissent parfois un peu durs, avec des traits saillants, et à d'autres moments ils semblent un peu plus naïfs. Mike Hawthorne trouve le bon d'équilibre entre la simplification pour faciliter la projection du lecteur dans les personnages, et dans des apparences aisément reconnaissables au premier coup d'oeil. Il met en oeuvre une direction d'acteurs de type naturaliste, ne soulignant leurs mouvements que lors des scènes d'action. Les décors donnent une apparence de description simplifiée. La roche de la grotte est réalisée à grand trait. La délimitation du relief des façades de bâtiment est tracée à la règle, bien droite, sans essayer de rendre compte de la texture des matériaux. le revêtement de sol de la piste de danse du bar est exactement le même que celui du laboratoire d'examen médicolégal. Les couloirs de la base souterraine sont revêtus de plaques de métal toutes identiques, pour un couloir à la section parfaitement rectangulaire, ce qui renforce son aspect décalé. La représentation des Grands Pingouins est particulièrement simplifiée, ne s'attachant qu'à leur forme générale.

Dans le même temps, le lecteur se rend compte de la fluidité et de la clarté de la narration visuelle dès la cinquième page lorsque Askja descend l'échelle de corde pour rejoindre le fond de la grotte. le découpage est limpide à base de cases rectangulaires avec une disposition qui accompagne la descente du personnage, puis des cases de la largeur de la page pour montrer sa progression dans le tunnel horizontal. Il retrouve cette même évidence lorsqu'Askja Thorasdottir poursuit un tueur pendant quatre pages dans une séquence muette, remarquablement intelligible. Il remarque une autre qualité des pages de Hawthorne : l'évidence avec laquelle une scène prosaïque dérive vers une scène onirique. Cela se produit la première fois quand Askja et Freyja prennent un bain chaud dans le lagon bleu. Les volutes de vapeur prennent la forme de nuages et la nuit donne l'impression d'être le jour. Ce phénomène se reproduit dès la page suivante avec l'apparition des grands pingouins qui montent sur le quai où marche Askja Thorsdottir en fumant une cigarette. À ce moment-là, le lecteur ne sait plus s'il doit prendre ces animaux au premier degré, ou s'il doit s'interroger sur le fait qu'Askja pourrait avoir des hallucinations du fait des médicaments qu'elle prend. Dans tous les cas, le lecteur ressent que ces grands pingouins sont très réels pour elle, comme doit l'être également la silhouette de la femme de Néandertal qu'elle imagine vivante, ou encore l'espion russe.

Le lecteur se prête donc au jeu de cette enquête qui comprend des éléments qui sont peut-être fantastiques, ou peut-être issus de l'esprit de la protagoniste principale. Il suit son déroulement jusqu'à son terme, qu'il peut trouver dans la droite lignée d'une progression logique, ou qu'il peut rejeter comme étant trop éloigné du monde réel (d'un autre côté, cette enquête commence quand même avec un cadavre de femme de Neandertal). Il peut aussi envisager ce récit comme une rêverie de son auteur, l'expression de son léger mal-être professionnel ou existentiel : sa difficulté à se reconnaître en exerçant un métier pour lequel il ne s'estime pas compétent et où il ne peut pas exprimer sa créativité. le cheminement d'Askja Thorasdottir correspond bien à ce décalage, cette inadaptation malgré son diplôme, son besoin d'éléments moins prosaïques dans sa vie.

Ce récit porte effectivement l'empreinte de la personnalité de son scénariste, bien retranscrite par le dessinateur. Sous la forme d'une enquête sur un crime comportant une touche de fantastique, les auteurs emmènent le lecteur dans une enquête divertissante, assez posée, avec un mélange harmonieux de vague mal-être d'Askja Thorasdottir, et d'aventure extraordinaire. le récit aurait peut-être gagné à un vague à l'âme plus affirmé.
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