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Critique de berni_29


Dans ce roman intitulé étrangement Peindre, pêcher et laisser mourir, Peter Heller nous entraîne aux États-Unis, dans l'état du Colorado. Jim Stegner est un peintre qui commence à vivre de son art. Ses productions ont désormais une bonne cote. Lorsqu'il ne peint pas, Jim pêche et lorsqu'il ne pêche pas, il ... philosophe. Ou bien pense à Alce sa fille regrettée, morte tragiquement il y a quelques années.
On pourrait penser qu'il est épicurien...
Alce lui manque, il ne cesse de se culpabiliser car à cette époque, Jim n'allait pas bien, buvait beaucoup, avait le sang chaud, était un poil bagarreur... Après la mort de sa fille, il y a eu le divorce... Jim a plongé et puis il est remonté à la surface...
Depuis ce drame, Jim est devenu sobre et côté peinture s'applique une discipline rigoureuse... Pêcher devient alors une magnifique digression à travers les roseaux et les joncs... Les berges des alentours sont des lieux inspirants pour tenter de se reconstruire.
La rencontre avec Sofia qui pose depuis peu pour lui est peut-être enfin une lumière qui s'allume dans son existence, un peu comme un phare dans l'océan, une boussole, ou tout simplement une relation apaisante et harmonieuse. Sa beauté sensuelle vient se couler dans Un océan de femmes, une toile de 121 x 96 cm que Jim est en train de peindre...
Jim semble avoir trouvé une paix intérieure, peindre, pêcher... Se pencher sur le bord d'une berge, écarter les herbes hautes comme on ouvre le rideau d'une fenêtre, guetter l'or des truites, au loin le paysage embrase les sauges et les églantiers... Sans doute la nature a posé de la douceur sur des blessures anciennes sans pour autant les refermer... J'ai aimé suivre Jim dans ces premières pages où la nature ressemble à un cocon, j'ai aimé respirer avec lui le crépuscule, le chant de la terre. Il y a une tendresse comme si chaque mouvement des bêtes, élans, faucons, chouettes, était habité par le souvenir d'Alce. Un gazouillis, un cri, une mélopée...
Et cette paix retrouvée dans la beauté qu'il contemple inspire son geste de peindre, donne un nouveau sens à son pouvoir de création. Oui c'est une paix retrouvée dans la beauté du monde, tandis que les seins de Sofia domine l'univers de Jim et lui font tourner un peu la tête...
Mais voilà que du jour au lendemain, Jim va basculer dans un engrenage irrémédiable. Il vient d'assister à une scène de cruauté inouïe : des braconniers immondes torturant une petite jument rouanne. le sang de Jim ne fait qu'un tour car il ne supporte pas l'injustice, la barbarie. Cet élan de compassion va transformer alors son quotidien dans une sorte de séisme, une course-poursuite s'ensuit où il devient une proie mouvante comme un animal traqué...
J'ai été pris dans cette tourmente. Et dans cette traque, c'est brusquement un autre univers qui s'ouvre dans le tréfonds de l'âme de Jim, comme quelque chose d'insondable, qui se révèle à lui, comme si les souvenirs douloureux et déchirants revenaient à la surface...
Ce roman est pour moi une très belle découverte avec de magnifiques thèmes autour de l'art, la nature, l'amour, le deuil, la vengeance, la mort ainsi qu'une histoire qui prend parfois l'allure d'un road-movie et où le héros met le doigt dans un engrenage irréversible.
C'est aussi une quête de sens où sa vie bascule brusquement dans une trajectoire où il lui semble perdre totalement le contrôle de son existence. Mais l'a-t-il seulement eu dans sa vie ?
J'ai adoré le personnage de Jim, empli d'aspérités et de contradictions et c'est ce qui me l'a rendu si attachant. J'ai aimé ses passions, sa violence intérieure, sa fragilité.
J'ai senti dès le début que sa relation avec Sofia était enfin une manière d'aborder le monde autrement. C'est une relation très sensuelle, avec quelque chose de fraternel en même temps.
Je me suis laissé séduire par une écriture très visuelle et poétique où la nature joue un rôle merveilleux, elle est un personnage à part entière et cela ne peut que me réjouir.
Cela m'a rappelé des récits de Jim Harrison, un autre Jim, un autre auteur américain que j'aime beaucoup et qui aime convoquer la nature et les grands espaces pour dire les émotions et les blessures de ces personnages.
Mais comment faut-il classer ce roman inclassable ? Nature writing ? Thriller ? Road movie ? Déambulation philosophique ? Impossible de le faire entrer dans une seule catégorie.
C'est un récit qui ressemble par moments à une odyssée dans les profondeurs de l'âme d'un homme meurtri, instable, qui se culpabilise. Dans son rapport à l'art et à la nature il y confronte sa douleur, il cherche dans ces paysages comme un écho, des réponses peut-être.
Et puis la tension du récit se crispe, le rythme a pris le pas dans des pages addictives qui prennent brusquement l'allure d'un thriller. Les berges ressemblent au bord de l'abîme. J'ai craint pour Jim. Sofia me manquait déjà, surtout pour lui... Je le savais en danger autant pour les menaces extérieures que pour les démons intérieurs qui pouvaient surgir de nouveau...
Dans cette fuite fulgurante, Jim prend le temps de nous inviter à poser un regard sur des peintures qui l'ont marquées. Je pense notamment à celle de Picasso qui l'avait touchée il y a quelques années à la Tate Modern de Londres, intitulée Femme nue dans un fauteuil rouge, représentant son amante d'alors âgée de dix-sept ans, Marie-Thérèse Walter. J'ai trouvé magnifiques et touchantes les descriptions qu'il en fait... Il évoque ainsi l'amour, la mort, le sacré, des paysages que l'existence traverse, le sens de la vie à un moment où la sienne bascule dans quelque chose d'insaisissable qui lui échappe furieusement.
Au-delà de l'action bien rythmée, j'ai aimé beaucoup le côté onirique du récit dans la manière qu'a le narrateur d'évoquer les animaux ou de décrire une toile ; la nature, l'art comme un trait d'union entre les vivants et les morts.
Vous l'aurez compris, ce livre atypique offre des variations multiples comme des vagues, des chemins parfois entrepris et restés inachevés. On pourrait s'y perdre, je me suis perdu d'ailleurs par moments, et c'est si beau de se perdre aussi. La richesse de ce récit est peut-être qu'il reste inachevé à certains endroits. Un peu comme nos vies d'ailleurs.
À quel moment accepte-t-on enfin de dire : « laisser mourir »... ?
Ce voyage et ses digressions valent le détour. Je retournerai bien ce soir me poser sur la berge d'une rivière et regarder le crépuscule respirer avec la dernière clameur des oiseaux et les mots de ce roman qui s'y mélangent.
Merci à Diana (DianaAuzou), Fanny (Fanny1980), HundredDreams (Sandrine), Nathalie (Romileon) pour cette belle lecture commune à cinq voix, nos échanges étaient très riches, complémentaires et ont permis d'éclairer de nouveaux angles d'approche.
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