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Critique de DianaAuzou


CHALLENGE MULTI-DEFIS 2022
ITEM 45 - Deux verbes minimum dans le titre de ce LIVRE
Peindre, pêcher et laisser mourirPeter Heller****

Jim est peintre, passionné de pêche, amoureux de la nature, en fusion avec elle, mais les années passées après la mort de sa fille Alce n'ont pas réussi à adoucir sa souffrance, sa vie est un abyme de tourments une douloureuse et paradoxale autodestruction comme combat pour continuer le chemin. A cela la vie vient avec sa contribution de rencontres malheureuses où la mort se réjouit d'avoir le dernier mot.
Cheminement à l'intérieur et à l'extérieur et les carrefours voient se croiser plusieurs routes sans flèches sans orientation.

Les chapitres se succèdent comme un défilé ou une galerie de toiles. Plutôt un défilé car il entraîne un mouvement, un chemin à faire, continuer à mettre un pas devant l'autre, vers le passé d'où les souvenirs reviennent avec quelques portes fermées, vers l'avenir immobilisé dans un brouillard épais. Pour tenir debout l'équilibre est instable.

Premier chapitre, première toile choisie pour l'ouverture, elle s'appelle Destruction ! et fait partie de la collection de l'artiste. Ah ! Il garde la destruction, elle lui appartient.

Le combat que Jim mène avec lui-même est un fil rouge, loin d'être conducteur il égare et fait mal, mais la guerre contre les salops est bien réelle : « ...l'homme qui brandit la massue. L'homme beaucoup plus gros que le petit cheval. L'homme qui envoie le coup avec cette haine, tuer ou ne pas tuer, il s' en fout. » « … je n'ai jamais commis d'acte violent, mais là, je voudrais l'attacher à un poteau pour le fusiller. Comment est-ce qu'on devient comme ça ? Une telle ordure. » (p.70)
Une Iliade et une Odyssée en même temps, une guerre, pas pour conquérir mais pour punir et un retour vers soi-même en combat long douloureux épuisant.

Mais Jim n'est pas un guerrier, et c'est sa fille qui lui disait « Non, toi tu es dans la réaction. C'est pour ça que tu passes ton temps aux urgences » (p.3) Humour noir et sec sans pathos, les phrases sont courtes et les détails rares.

L'écriture rapide et rythmée, frappe et choque à chaque phrase, à chaque souvenir qui a laissé sa marque, sa plaie saignante ou sa cicatrice. le point final comme signe de ponctuation est presque brutal, il cogne, se digère mal, comme la tendresse après le fouet : « La jument hennit en me voyant venir vers elle. Ne bouge pas, mais tremble. Son dos est couvert de coupures, d'entailles… Elle est paralysée de terreur… Elle tressaille à l'approche de ma main mais ne s'écarte pas… La longe pend du licou… Je reste à côté d'elle et je respire. Ni elle ni moi ne bougeons. »( p. 40-41)

Lieux et gens, rencontres et découvertes, une scénographie sommaire, en coups de marteau ou en caresses de velours, elle crée des images saturées d'émotions autant bonnes que mauvaises : L'odeur âcre de la fumée et celle, douce, de la décomposition des feuilles. Je sentais mon passé. »

Irmina, la vieille amie, guérisseuse d'âme et de corps, le secoue le soutient le réconforte et éveille sa force affaiblie par des mots-images qui lui sont uniques et qui font le charme de la plume de Peter Heller : « Tu es une planète et tu possèdes une résonance magnétique… et une vitesse de rotation, et une force gravitationnelle, aussi. Tu possèdes une atmosphère ainsi qu'un noyau en fusion… D'autres ont un noyau qui refroidit. Tu connais des saisons et des marées, et une ou deux lunes te tourneront autour jusqu'à la fin de tes jours. »(p.50)

Il y a des points qui mettent fin à un paragraphe, un tableau vivant, un court moment, une émotion qui reste, une possible définition de la vie : « … le seul moyen pour moi de me poser : en restant mobile. L'unique moment où je pouvais m'oublier, oublier Alce. Je n'existait plus que pour ce combat avec le poisson. Et si je finissais par l'attraper et qu'il s'était battu comme un beau diable et qu'il était sublime, ce qui était toujours le cas, alors je le maintenais délicatement dans l'eau d'une main, et d'un mouvement de torsion, lui retirais l'hameçon de la bouche et le gardais encore un peu avec moi. Je le portais et le regardais qui restait là, la queue bougeant lentement tandis qu'il reprenait son souffle et des forces. Comme moi, pensais-je… Puis, après un contorsion, il m'échappait et se volatilisait, perdu dans l'ombre verte des pierres, et je disais merci. Merci de m'avoir laissé vivre une autre soirée. » (p.59)

Appels et réponses en retour, d'un vivant à l'autre, différents et proches, où l'amour et la haine se rencontrent et s'étonnent de pouvoir cohabiter, la vengeance ne peut pas réparer un passé, ne peut pas faire revenir ceux qui sont partis et ne peut non plus faire mourir certaines douleurs. Une guerre une vengeance et puis de nouveau une guerre, pas de fin possible, pas de vainqueur, ni d'irrémédiablement vaincus, des Jasons à la recherche de la Toison d'or, d'une guérison possible ? Ce point d'interrogation reste fort et droit sur ses pattes.

Les contradictions de la vie, les troubles qui en résultent pour mieux définir l'étrangeté de notre passage, le questionnement qu'on s'impose comme un auto harcèlement, encore plus impitoyable, trouvent souvent une échappatoire dans la création, celle qui s'exprime comme un besoin vital de faire sortir le trop plein.
Jim est peintre, il peint beaucoup et vite il a du succès, la peinture comme tentation d'équilibre ou effort de ne pas tomber, un silencieux combat avec soi-même. L'homme devant sa débâcle, qui cherche le visage de ce qui n'a pas de visage. Il cherche une lumière qu'on atteint parfois, mais on ne la garde pas dans sa poche, on la perd. Il faut à chaque fois se lancer à sa recherche. Il est sans défense, c'est sa force. Il cherche à comprendre, à savoir mais au final il ne sait pas.

Peter Heller donne le titre de son roman par trois verbes à l'infinitif qui, pour moi, dans ce cas précis, ont une résonance particulière, des infinitifs comme modes… de vie répétés à l'infini, création, mort et renaissance, en cycles sans fin. Tout prend fin pour que tout puisse recommencer. « De quoi avais-je peur ? Je ne saurais le dire. » (p.83) « S'il y a bien une chose dont on est sûr : la vie ne perd jamais de son étrangeté. » (p.79) Peur de tout savoir, et de ne pas savoir. La peur de se faire prendre par la police pour homicide développe chez Jim une avalanche de questions sur son existence, la raison de ses actes et les lourdes factures que la vie lui a imposées, à la limite de l'implosion. Sa seule force est sa faiblesse. Se maintenir en mouvement, peindre, pêcher, circulation entre deux créations la sienne et celle de la nature. Se figer serait fausser la vie, comme ne pas laisser mourir, car la vie c'est naître et mourir, vivre n'est pas seulement l'accepter mais l'embrasser. Souvent c'est difficile  et épuisant, souvent on ne peut pas, on ne peut plus !

La mise en page est une autre façon de créer une scénographie simple composant avec la respiration dans l'espace-temps, la pause le silence, le suspense de l'action et de l'interrogation intérieure. Cette émotion paralyse, bloque, arrête le temps, le moment dure, se dilate, se développe, s ‘allonge.
C'est aussi, peut être une façon de laisser à ses lecteurs le choix de continuer de s'arrêter de revenir en arrière ou de fermer le livre pour le reprendre une fois retrouvé le souffle.

Beaucoup de thèmes se croisent dans ce roman chacun demandant des larges développements à approfondir : le deuil, la culpabilité, l'amitié, la vengeance, le pardon, la nature. Cette extrême richesse risque de donner au roman une trop grande densité, le trop plein difficile à avaler, et en même temps une frustration du non accompli, mais c'est aussi ce qui arrive sur le plan d'eau de nos vies…

Fiction et vie, laquelle imite l'autre ?

Une belle et riche expérience de lecture commune avec Fanny (Fanny1980), Sandrine (HundredDreams), Nathalie (Romileon) et Bernard (berni_29). Merci à tous pour ces moments partagés.
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