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Critique de Enroute


Ecrit pendant la guerre civile en France, où deux étrangers, Anne d'Autriche et Mazarin, tentent de maintenir la monarchie, et en Angleterre, où elle a été abolie, Hobbes, qui a rencontré à Paris les plus grands savants, comme Mersenne, Gassendi et Descartes, publie, trois ans après la signature du Traité de Westphalie, qui met fin à une guerre qui a impliqué tous les états européens ou presque, le Léviathan. Il y décrit la forme de l'Etat chrétien et civil capable de répondre, non aux besoins d'une population spécifiquement, mais à l'anarchie de l'état de nature du genre humain, ni plus ni moins.

Magré cet environnement très international et théorique, on ne lit pas un paragraphe sur le soucis que l'organisation politique proposée garantisse la paix pour autrui que les sujets de sa Majesté. L'universalité de la pensée en prend un coup. Et on ne saura donc pas comment comment le citoyen qui, pour être protégé de l'anarchie de l'état de guerre au sein de l'Etat civil, a délibérément choisi un souverain, verra sa sécurité garantie puisque rien n'empêche les volontés de l'Etat voisin et de son souverain de faire la guerre au sien. Bref, la pensée de Hobbes est réduite à l'île britannique et son texte ne résout rien.

Le texte débute par ailleurs sur trois images : celle du crocodile de la Bible, celle de ce prince brandissant un glaive et composé d'une myriades de petits bonhommes sur la couverture et celle de l'introduction qui propose que l'Etat, oeuvre humaine, est l'imitation de la nature, oeuvre divine. La réflexion repose donc sur des images ; tandis qu'il est écrit dans les pages qui suivent que les métaphores "étant à l'évidence destinées à tromper, ce serait manifestement de la sottise que d'y recourir pour donner des conseils ou pour raisonner".

Enfin, Hobbes, qui indique se méfier des livres à plusieurs reprises dans le texte, précise sa critique dans les toutes dernières pages : cela ne vaut rien que "ce qui est acquis par raisonnement à partir de l'autorité d'un livre". On ne saurait paraphraser en comprenant le véritable sens du texte (il ne faut pas répéter ce qu'on lit et chacun doit se faire sa propre réflexion) car les fondements de la philosophie de Hobbes - tel qu'il l'écrit en début d'ouvrage -, est la précision des définitions, puisque toute vérité n'est que convention et que les mots ne sont que des choses. Pris à la lettre, Hobbes refuse donc que l'on raisonne sur son livre.

Une réflexion biaisée sous couvert d'universalité, une tentative d'influencer le lecteur par des images impressionnantes, des discours qui n'ont pas la précision que l'auteur reproche aux autres de ne pas avoir : voilà trois bonnes raisons pour ceux qui veulent s'épargner la lecture du texte de ne pas tourner la couverture.

Mais pourquoi ce texte alors ? Sans doute pour faire peur (Léviathan, image, ton corrosif...) ; faire peur aux Anglais, aider le rétablissement de la monarchie, favoriser les aristocrates ; car le protecteur de Hobbes - les temps sont durs - vient d'être décapité ; honorer un prochain prince éclairé (les voeux sont explicitement formulés) qui "honorerait" Hobbes, c'est-à-dire le paierait bien... il y a des places à prendre sans doute... ce qui justifierait un texte obséquieux au détriment de la réflexion... le texte répondrait à des besoins personnels (on ne lui en voudrait pas), mais n'afficherait pas de perspectives absolues. Ceci étant cohérent avec le propos général d'une vérité conventionnelle décidée par un seul (éventuellement sur les bases d'une majorité prévisible), d'une organisation sociale fondée sur l'influence (l'honneur) - si le texte de Hobbes est accepté, il deviendra vrai.

Comment expliquer sinon que l'anarchie règne dans l'état de nature, que l'homme y soit comme les bêtes brutes, incontinent et incapable de raison ? La réflexion pour lui est le calcul, la mise bout à bout d'images et de mots afin d'améliorer son seul intérêt personnel, pour la puissance, la richesse et l'honneur. Incapable de morale, d'authenticité (le mot n'existe pas dans le Léviathan), tout est permis dans l'état de nature (le mot esclave s'y trouve en revanche) ; fraternité, humilité, bonté, voire pitié, cela n'existe pas. Les hommes sont incapables de se gouverner tout seul et c'est pour cela qu'ils contractent entre eux l'abandon de leur gouvernement d'eux-mêmes au profit d'un tiers (le souverain) qui, lui, ne doit rien à personne et, pour des raisons inconnues, sait se gouverner (peut-être n'est-il pas homme ?). Les modalités de l'"élection" ne sont pas indiquées bien entendu. Une fois la nomination volontairement et délibérément actée, le souverain est indéboulonnable et aurait bien tort (on le comprend) de changer son gouvernement. Les sujets, eux, sont libres, puisqu'ils ont choisi leur dominateur. de toute façon la liberté, chez Hobbes, consiste en mouvements causés par la mécanique des corps. Nécessité et liberté s'accordent bien puisqu'ils sont synonymes.

Le souverain règne donc par la peur car les hommes ne respectent rien s'ils n'ont pas peur. Les paroles et les promesses ? du vent. On n'agit que sous la menace du glaive du souverain, qui le brandit pour faire la guerre. Où l'on se demande qui fera peur au souverain pour occasionner ses actions. Ce monde a besoin d'un Dieu quoique Hobbes en dise, d'un être au-dessus des autres, inatteignable et non criticable. Outre la peur, c'est donc la force qui oeuvre. Les sujets doivent obéir et le souverain décide de toutes choses en son royaume pour le bien public : les lois, la vérité, la propriété, les croyances. La religion est utile car elle fait peur (la mort, l'enfer - qui est d'ailleurs quelque part là-haut dans le ciel, très haut). Tout n'est que convention, puisque c'est le souverain qui décide et que les sujets n'ont aucune capacité d'analyse, de compréhension. La majorité décide. Sans souverain, on aurait tort de signer des contrats : c'est se jeter dans la gueule du loup. Seul une autorité suprême garantit l'exécution des contrats (que valent alors les traités internationaux ?). Les sujets doivent opiner, mais peuvent, s'ils le veulent, penser (tout est relatif) différemment. Sacrée hypocrisie que le Léviathan. Idem pour la religion : elle doit être civile donc sous l'autorité du souverain, mais personne ne vous demande de croire, il suffit de dire que vous croyez. de toute façon, l'infini n'existant pas, vous n'êtes pas capable de croire en Dieu et si vous le dites, vous vous trompez, non pas que vous ayez tort de croire en Dieu mais parce que vous prétendez y croire alors que vous ne le pouvez tout simplement pas. Libre à vous, mais gardez-le pour vous. le but est l'ordre social.

L'autre principe, c'est d'honorer, c'est-à-dire faire des petits cadeaux (corrompre ? influencer ?) ou plus grands, selon la protection que l'on souhaite s'acquérir, comme dans le système féodal en somme, du clientélisme. Hobbes, qui reprend par ailleurs les théories linguistiques nominalistes du Moyen-Âge, fait décidément preuve d'une grande modernité. La valeur de l'humain, c'est la somme qu'autrui est prêt à dépenser pour vos services. le libre-échange s'adapte très bien au vivant. Un bel "état" en quelque sorte, on a hâte d'y être. Ce qui manque, peut-être dans ce monde, c'est quelque chose qui serait "connaissance", "raison" (la raison de Hobbes n'est que du calcul sur des images et du réel pour son bien personnel), un peu de distance, cette idée que, si, quoi qu'il en dise, il est possible de penser au-delà de soi, de concevoir des modèles abstraits et de leur trouver un intérêt, que l'égocentrisme exacerbé n'est pas nécessairement la règle absolue, que des "choses" peuvent être partagées sans engager de séparation de soi. Mais Hobbes refuse l'existence des idées, tout n'est que matière, mes idées sont donc "ma matière" et ne peuvent être partagées (sauf si je donne un morceau de mon cerveau, si Hobbes m'en accorde un).

Donc pour résumer tout cela est fondamentalement royaliste, aristocratique, inégalitariste, matérialiste, très daté, ne répondant qu' à une situation de crise politique précise, suppure de ce fait les paradoxes et est tordu au possible, Hobbes devant bien se compter parmi les être humains tout de même, ces êtres incapables de penser et de raisonner, qui seront donc soumis à la possibilité de la privation de toute propriété si le souverain le décide. Mais Hobbes cherche du travail et si un puissant est séduit par ces éloges à sa toute-puissance, peut-être l'embauchera-t-il. On comprend que cela vaille mieux que l'exil ou la décapitation. Mais pour nous, qui n'avons pas de travail à offrir, le texte nous ennuie. Un roman noir peut-être, sans intrigue et avec des longueurs. En tous les cas, un texte très laid. On note encore des analogies entre l'image du souverains plein de bonshommes et le nominalisme de Hobbes : n'y voit-on pas le lien entre les termes généraux et les singuliers ? Où la théorie du langage, passant par le matérialisme, mène à la théorie politique ?... et le nominalisme à la monarchie absolue...
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