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Critique de 4bis


4bis
29 février 2024
Mais qu'est-ce que tu fais là, Delphine ? Roulée en boule, par terre, dans le noir ?

7 octobre ? Quoi 7 octobre ? Ah oui. 7 octobre. Mais enfin, faut pas prendre les choses comme ça ! C'est tragique, c'est sûr, mais c'est pas en restant prostrée dans ce couloir que ça va aller mieux. Allez, ressaisis-toi ! On a besoin de tes lumières, de ton intelligence ! On a besoin que tu sois juste et inspirante !

Au regard de rage noyée de détresse qu'elle me lance, je comprends que je fais fausse route. Apparemment la question n'est pas de savoir de quoi nous avons besoin.

Depuis le 7 octobre, elle est ravagée, Delphine ses « conversations après le 7 octobre » le disent assez. Et il va falloir faire bien attention avec mes mots car je vois bien qu'ils embarquent plus que je ne crois qu'ils disent. Et que ça peut faire très mal.

Oserais-je dire que cette lecture m'a mise mal à l'aise ? Après tout, oui, cette réflexion à laquelle elle me mène oblige à tout mettre sur la table. Je n'ai d'abord pas aimé que Delphine Horvilleur se sente abandonnée par nous. Qu'elle ait pris personnellement le soutien timoré des Français après les attentats du 7 octobre. C'est vrai, quoi. Ca n'est pas à elle qu'on n'a pas manifesté de sympathie outre mesure. Ce n'est juste pas possible de manifester sa solidarité à un peuple gouverné par un pouvoir aussi abusif et violent.

Comment ça, ce que je dis est insensé ? Comment ça je mélange tout et je fais mal en disant n'importe quoi ? Des jeunes gens qui allaient danser, des bébés, des familles, des hommes et des femmes ont vu la terreur, la violence et la mort prendre possession de leurs existence du jour au lendemain. Sans qu'ils aient fait quoi que ce soit de plus ou de moins que la veille. Sans qu'ils se soient engagés à faire de leur existence une monnaie d'échange contre telle ou telle idée. Juste des hommes et des femmes. Qui ne représentaient en rien la politique de Netanyahou. Qui étaient juste eux.

Ah oui. Vu comme ça... C'est désolant. Et on ne peut pas ne pas le voir comme ça ? D'accord. Oui, tu as raison, Delphine, nos réticences à vous manifester de la compassion sont abjectes.

Mais la riposte engagée tout de même, tu peux pas dire, mais l'assassinat de milliers de civils dans la souricière de Gaza, mais toutes ces vies, cette armée qui avance, va tout raser, qui torpille les hôpitaux… vraiment, ça, on peut pas le cautionner. Et puis, tu vois bien que si on se dit solidaires de vous, on l'est avec tous ces racistes qui détestent les Arabes. Et ça, c'est pas possible non plus. On est des gens bien, nous. Eduqués et ouverts au multiculturalisme. On ne peut pas pleurer avec vous, ce serait taper sur les autres. C'est compliqué. Tu le vois bien !

« Avec tant d'autres, je cherche les mots, ceux qui diraient vraiment aux Palestiniens ET aux Israéliens que jamais leur douleur ne me laissera indifférente, que l'on peut et l'on doit pleurer avec les uns ET les autres. (…) Mais le langage fait défaut… précisément parce qu'il inclut des « mais » qui nourrissent un peu plus la douleur des uns et des autres. « le 7 octobre furent commis des actes ignobles MAIS… » « Des femmes juives ont été violées MAIS… » « le sort des enfants de Gaza est terrible MAIS…. » « Des innocents ont été utilisés comme boucliers humains MAIS…. » Je vomis tous ces « mais » qui piétinent les responsabilités des uns et des autres, et qui assassinent notre humanité. »

Tu es en train de dire que sous couvert d'un discours ouvert et sensé, je bafoue toute commisération ? Toute attention élémentaire à la douleur de l'autre ? Et qu'on ne me demande pas d'être géopolitique au Café du commerce mais de manifester une empathie avec ta douleur. Avec la douleur de ceux qui sont juifs ? Avec la douleur de tous ceux qui ont mal ? D'accord. Ca se tient.

Mais alors pourquoi c'est difficile pour nous de le faire ?

C'est là où le malaise a encore davantage grandi en moi. Là où j'en ai pris plein la figure. Ca commence avec la « conversation avec la paranoïa juive », Delphine Horvilleur revient sur ses ascendants, ses grands-parents qui ont, pour certains été sauvés par des Justes et pour d'autres été exterminés. Ces énormes trous que ça fait dans la représentation de soi. Cette méfiance toujours latente. L'histoire se répète. La question est de savoir quand. « Celui qui n'est pas héritier de cette peur ne peut comprendre ni ce qu'elle convoque, ni ce qu'elle provoque ».

Eva Illouz, dans Les émotions contre la démocratie en parle également « La Shoah a changé à jamais la conscience juive, à la fois en Israël et dans les rangs de la diaspora. le massacre paneuropéen des Juifs a conféré à l'antisémitisme une signification quasi métaphysique : l'ampleur de la destruction était telle qu'il était presque inévitable d'interpréter la haine des Juifs comme une haine éternelle, inexpugnable et totale, un phénomène inscrit dans l'ordre du monde lui-même. Les ennemis se succédaient dans une chaîne du mal continue et peut-être sans fin (…) le caractère radical de la Shoah a rendu très difficile sinon impossible d'envisager le monde autrement qu'à travers un grand récit qui a structuré la conscience juive moderne : on en est donc venu à définir le monde par son intention d'annihiler les Juifs – une interprétation difficilement évitable au regard de la persistance et de la radicalité de la haine à leur endroit. »

Et c'est bien ce que nous dit Delphine Horvilleur aussi. Sous nos dénégations civilisées (« mais où vas-tu chercher ça ? Vraiment, ma belle, tu deviens parano »), elle détecte autre chose, tout un air du temps qui ne parle pas d'antisémitisme, qui ne prononce pas le mot. Tout un discours que je pourrais peut-être reprendre à mon compte, sans réfléchir, parce qu'il m'a l'air sensé. Et qui contient, une haine nauséabonde.

Ce qu'elle dit, c'est que notre société est antisémite. de manière souterraine, larvée, à bas bruit la plupart du temps. Mais que les ferments haineux qui couvent de tout temps n'attendent que le détonateur d'événements ou de crises pour s'afficher, tranquillement décomplexés. « Aujourd'hui, la haine contre les juifs s'alimente, de façon paradoxale, de l'antiracisme affiché. On y fait un raccourci génial : soyons du côté des faibles, des victimes et des vulnérables. le problème est que dans le catalogue des faibles, il y a beaucoup de monde… mais les juifs n'apparaissent nulle part. Bizarre, bizarre… même quand ils sont assassinés, défenestrés, brûlés, torturés, violés ou kidnappés, rien ne suffit à les rendre assez faibles, ou dignes d'être protégés. Leur vulnérabilité reste toujours à démontrer. »

Bon, là, je m'insurge. Je ne suis pas d'accord du tout. Je ne crois pas que ce soit parce que je considère les juifs comme toujours trop puissants pour être plaints que je ne prends pas fait et cause. C'est parce que je fais un amalgame entre l'Etat d'Israël, la politique qu'il mène et l'identité des cadavres. Ce n'est pas mieux. Mais je n'arrive pas à croire que, poussée dans mes retranchements, j'en arrive à renier ces altérités que constituent toutes les religions, les origines ethniques, les cultures dont je ne suis pas complètement mais qui me parlent tellement.

Voilà. On y est. C'est là où, plus que d'un malaise, j'ai souffert à cette lecture d'une blessure. J'ai eu l'impression qu'elle m'insultait. Qu'elle me griffait et me reprochait ce que je n'étais pas. Mais pourtant, cette réticence à clamer mon empathie univoque, je l'ai bien éprouvée, non ?

Y a-t-il chez chacun d'entre nous cette capacité à rester aveuglés par un sens commun coulé sur de l'immonde ? Abritons-nous tous cette propension à nous hisser sur nos convictions morales afin de juger, de condamner et de s'exonérer ? En fait, lorsque je décide de qui vaut ma compassion, qui le fait ? Quelle part de moi prend le pouvoir et embarque toutes mes autres identités dans cette prise de position ?

Delphine Horvilleur, lorsqu'elle écrit Comment ca va pas ? écrit avec son identité de rabbin, juive donc. Et on le lui a reproché. On l'a trouvée plus communautariste que dans d'autres de ses livres. Quel dommage, une fille si bien !

Eh, minute, et nous ? Avec quelle identité pense-t-on quand on dit ça ? L'universaliste Blanc des lumières, laïque et bien dans ses convictions suprémacistes ? Celui qui a résolu de donner un Etat à Israël après la Shoah (parce que, bien sûr, il disposait de la terre et des hommes, dominant qu'il était). Celui qui avait mis sous protectorat cette région du monde après la chute de l'empire ottoman. Quelle légitimité ! Hmmm.

Alors qui doit-on chercher en soi pour penser ce 7 octobre et tout ce qui en découle ? Je vois bien tout ce que mes attentes à être moi aussi rassurée et guidée peuvent faire de tort à qui pleure déjà, simplement dévastée. Je vois bien aussi combien mes mots, en s'insérant dans la trame d'un environnement sociopolitique de plus en plus clivé, peuvent mal dire, mal faire et contribuer au désastre ambiant. Avec quelle humilité il faut plonger en soi, écarter les postures. Retrouver seulement l'élan du coeur. Arrêter de penser pour éprouver.

Dis, Delphine, est-ce que je peux me mettre juste là, à côté et pleurer avec toi ?
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