Ici, quand les gens disparaissent, on se figure facilement qu’il leur est arrivé malheur…
Il se sentait coupable. Coupable d’avoir déçu ceux qui l’attendaient maintenant chaque matin au village. Coupable aussi de ne pas avoir su mener à bien ce qu’il avait commencé. Coupable comme on l’est d’une promesse mal tenue.
Ils mouraient et se regardaient mourir sans rancune. Comme s’il ne s’agissait pas d’eux. Ils vivaient et disparaissaient comme des mouches. Sans jamais rien imaginer d’autre que leur vie de mouche.
[...] ... Il rejoignit l'enfant, qui s'était déjà éloigné de quelques mètres.
- "Je vais avec toi."
Haum ne paraissait pas enthousiaste.
- "C'est loin, toi pas connaître chemin.
- Tu me conduiras.
- Y en a soldats viêt-minh.
- On verra bien."
Ils marchaient côte à côte maintenant. Un peu de lune blanchissait la rizière. Horcier pensait toujours aux grenouilles. Il demanda :
- "Tu en as déjà mangé ?
- Oui, mais grand-père pas vouloir moi apporter maison, lui dire grenouilles beaucoup sales. Seulement coolies manger."
Horcier grogna :
- "Les coolies ... Les coolies ..."
Ce n'était pas le moment de faire le difficile. Si les grenouilles étaient bonnes, il les mangerait. En tous cas, elles ne devaient pas manquer, si on en jugeait par leur tapage. Il interrogea, un peu surpris :
- "Pourquoi est-ce qu'on ne les attrape pas ici ?
- A côté du village, grenouilles très malins. Elles connaître nous et "youp" dans l'eau tout de suite quand elles entendre nous."
En effet, à mesure qu'ils avançaient dans la rizière, les grenouilles se taisaient. ... [...]
Les paysans sont heureux. Ils vivent près de la terre, dans la joie et la santé.
« Alors, il aurait fallu leur vendre la quinine ?
— Peut-être… Il y a trop longtemps qu’on leur prend sans jamais rien leur donner, et les gestes qu’ils ne comprennent pas les rendent soupçonneux. »
Partir… C’était facile à dire. Facile aussi de se soumettre sans tenter jamais de détourner le sort. Facile de mourir comme le vieux Lam Tanh, en baissant la nuque, ou encore de vivre comme des bêtes craintives. Des siècles de servitude, la faim, les coups de rotin, leur sale tribu de petits dieux féroces et malfaisants, la maladie comme un monstre vorace, qui réclamait sa ration quotidienne de victimes, et la mort tout au bout, qui finissait par prendre des allures de délivrance.
On ne peut pas aider des gens qui ne possèdent rien. Ils ne peuvent jamais vous payer des services reçus…
Les histoires qu’il entendait différaient de ce qu’il avait lu dans les livres, bien sûr. C’était plus prosaïque, mais il n’arrivait pas à être déçu. L’argent, une vie facile, une belle maison, des serviteurs indigènes, et une voiture.