Le problème n’était pas qu’Ida parte mais qu’elle nous interdise de la suivre, ne serait-ce qu’en imagination
Faire grandir un être entièrement dépendant pour qu’il devienne à son tour capable, s’il le souhaitait, de s’aliéner complètement à une délicate et précieuse vie, quelle absurdité que ce processus, quelle folie que l’existence !
Aller en ville. Se rappeler l'excitation de ce mouvement. Partir pour la journée. Marcher dans les rues et se sentir comme participant à un tout. Être dépassée par le nombre, les immeubles. Ne plus voir d'horizon. Se retrouver dans le présent des trottoirs, des chaussées, des boutiques. Marcher, manger, embrasser la ville.
Nous, secrétaires, constituions une caste spéciale : nous étions plus ou moins rangées comme les objets du bureau entre la machine à écrire et le téléphone. Il fallait être efficace et serviable et, si nous ne l'étions pas, nous nous trouvions remplacées dans la minute. Notre travail ne nous donnait aucune valeur en soi. Nous avions toutes essuyé des remarques machistes et des gestes déplacés dès notre arrivée. A bien y regarder, nous étions en réalité moins que des objets : nous avions des jambes, des poitrines, des fesses qui faisaient de nous des proies. Se matérialisaient ainsi notre état de femme-chose qui n'était certainement pas notre définition biologique ou conceptuelle.
La pensée se transforma en un sentiment comme un autre. Elle se déployait par inadvertance, elle réagissait à des situations, elle explosait par contact. Elle était vibrante et je lui laissais enfin une place à la lecture de certaines fulgurances. "La vigilance est la nuit qui veille," me murmurait par exemple Blanchot. Et qu'importe si ce que je comprenais était juste ou pas, je pouvais en faire quelque chose. Moi, Aurore Félix, immigrée française aux Etats-Unis, je pouvais malaxer cette idée, la faire mienne en la mélangeant à mon vécu, à mon présent et mes images.
Une tristesse m'envahit, une tristesse radicale : j'étais triste pour nous. Nous, c'est-à-dire ces jeunes filles en fleur, faussement rebelles, épanouies et libres qui butaient avec acharnement sur la violence sociale. Rien n'avait changé, certaines avaient combattu, certaines avaient voté, nous avions un travail, mais nous restions face à une humanité lâche qui nous croyait faibles.
Je leur répliquai que j'étais fière de déshonorer "l'idée de la femme" si celle-ci correspondait à l'image tranquille d'un esclavage ancestral.