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Critique de 4bis


« Puis ce serait la fin de cette charmante réception : Julian raccompagnerait June ; Mrs Fleming se retrouverait dans le salon avec des cendriers, des verres de brandy, des coussins aplatis et, peut-être, Mr Fleming. C'est là, se dit-elle, le seul élément un tant soit peu incertain de la soirée. »

Antonia Fleming est chargée ce soir-là d'organiser un dîner avec quelques amis afin de célébrer les fiançailles de son insignifiant fils aîné avec une jeune fille aussi naïve qu'insipide. A 43 ans, elle tient deux maisons, la principale et la secondaire, et se livre à toutes les activités supposées d'une épouse. Coquette et féminine, elle sait arranger ses intérieurs et ses toilettes, converser élégamment et trouver les tournures nécessaires pour alimenter plaisamment les conversations de salon, cocktails et autres mondanités auxquelles elle participe diligemment. Dans une solitude radicale et désespéré. Dans le désespoir de qui a raté sa vie. « Il était trop tard pour pleurer la perte des désirs qu'elle avait autrefois nourris pour elle-même, en son for intérieur : elle avait été aimée, caressée, façonnée, dominée, protégée, laissée de côté ; tant et si bien qu'à présent, même son goût pour le papier peint que méprisait son mari avait pris la teinte de son mépris. Les rares occasions où elle avait eu l'illusion de s'affirmer étaient elles-mêmes des conséquences directes de leur vie commune. »

Les premières pages de la Longue Vue surprennent par l'alliage dont elles sont constituées : tristesse radicale et pragmatisme plein d'humour. Au fiasco que constituent les vies de ses enfants, aux présences et absences toujours provocatrices et agressives de son mari, Antonia oppose un flegme, un quant-à-soi aussi remarquables qu'amusants. Qu'on l'aime et qu'on la plaint cette pauvre femme entourée d'abrutis et d'ingrats ! Et qu'elle est drôle aussi ! Ainsi décrit-elle la fille de douze ans d'une amie chez qui elle est conviée pour un cocktail : « Mrs Fleming avait peine à croire que Maureen soit aussi repoussante qu'elle en avait l'air : elle ressemblait à un petit cochon habillé en Daniel Neal : pourtant l'étendue de son manque d'attrait était plus vaste encore que celle d'un cochon. Elle se tenait maintenant devant Mrs Fleming, les joues bouffies et la mine hostile : « Ces boucles d'oreilles sont hideuses, fit-elle, on dirait de la fiente d'oiseau. » » Vous m'en direz tant !

Avec une franchise rafraichissante et scandaleuse, Elisabeth Jane Howard croque les femmes superficielles, les hommes sots, les situations compromettantes où il faut faire bonne figure et tenter de se montrer moins stupide que les gens que l'on a en face de soi. Gourmandises acidulées sur fond de désastre secret et poli.

Et n'allez pas croire que cela s'arrangera avec le temps. L'autrice, maitresse dans l'art de l'ironie tragique, impose à son roman une chronologie inversée : nous commençons en 1950 pour reculer au fur et à mesure des parties qui se succèdent : 1942, 1937, 1927 et pour finir 1926, lorsqu'Antonia n'a qu'à peine 19 ans, que tout semble possible.

Passées les premières pages, pris au piège de cette temporalité déjà achevée, il nous faut alors, sans même savoir de quoi elles seront constituées, espérer devenir nostalgiques des années passées que la suite va nous raconter. Nous voilà endeuillés d'une jeunesse encore inconnue qu'on rêve néanmoins de lire meilleure que ce qui précède tout en même temps qu'explicative de toute cette tension, de toute cette tristesse qui sourde des premières pages. Ce n'est rien gâcher que de révéler que, sur ces deux points, on sera pleinement déçus : tristes seront également ces premières années et peu évidentes les raisons qui expliqueront la situation dans laquelle nous avons saisi Mrs Fleming à l'incipit de la Longue vue.

Il y a tellement de moyens de faire du mal aux autres : être suffisant, disparaître, opposer une hypocrisie de façade ou laisser son seul désir de possession guider ses actes. Chacun des personnages masculins incarne une ou l'autre de ces possibilités laissant Antonia dans un dénuement absolu. Serait-ce alors qu'il faudrait s'exempter de toute relation ? Toute enfant, déjà délaissée, Antonia aurait-elle dû se résoudre à ne compter que sur elle-même et ne passer par aucun tiers pour se définir ? Ou affirmer son caractère au point de saccager la vie des autres comme le font les rustres du roman ? Ce serait difficile car Antonia n'a pas l'air de savoir exactement qui elle est, ni ce qu'elle veut. C'est un trait qu'on pourrait dire propre à une époque et à la gente féminine : la société anglaise de l'entre-deux guerres n'était pas la plus à même de révéler la personnalité profonde d'une jeune fille de bonne famille. Les femmes ont été conditionnées à se plier à être ce qu'on attend qu'elles soient.

Mais on passerait à côté du livre si on se cantonnait à cette seule lecture féministe ou sociohistorique. Il n'y a pas que les femmes qui soient les insectes prisonnières de cette glue qu'est la vie mondaine d'avant-guerre. Antonia, Conrad, Aminata, Wilfrid, Imogène sont perdus, chacun à leur manière, se débattant aveuglément dans un fonctionnement dont les dégâts éclaboussent leur entourage. La haute société anglaise n'est que le cadre dans lequel s'inscrivent ces errements, le révélateur et non la cause.

Malgré leur turpitude, leur lâcheté et leurs échecs, Elisabeth Jane Howard ne déteste pas ses personnages et son écriture n'a pas la charge de qui règle ses désappointements par une exécution en règle. Même les plus odieux, et Mr Fleming est à ce titre un monument d'arrogance, d'opacité et de redoutable détestation larvée de lui-même, même les plus odieux ont leurs élans, leur prétention à aimer réellement. Evidemment, les conséquences sont à la hauteur de leurs défaillances et ce sont encore des vies qui s'effondrent. Mais ils y ont mis tout leur coeur et la narratrice le sait.

Dans la continuité de la Saga des Cazalet, je m'attendais à être bercée par une jolie histoire aux couleurs pastel à peine réhaussées d'un trait plus vif de clairvoyance amusée. Dans le décor parfaitement rendu d'une existence bourgeoise codifiée, avec la finesse, le style et l'humour d'une grande autrice, j'ai été cueillie par un livre exceptionnel parlant de notre tragique condition humaine. de l'impossibilité à vivre avec les autres. de l'impossibilité à faire sans eux.
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