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Critique de Erik35


DEVENIR UN MONUMENT, ÇA PREND DU TEMPS.

Tout ceux qui auront un jour tenu le roman que voici entre ses mains, Bug-Jargal, savent que celui-ci fut rédigé en une quinzaine de jours, suite à un pari et tandis qu'il n'avait encore que seize ans, par le futur monument vivant des lettres françaises de son temps, l'immense et incontournable Victor Hugo. Ce siècle avait dix-huit ans, déjà Hugo perçait sous Totor (sic!), mais il lui faudrait encore quelques années pour que le génie que nous connaissons aujourd'hui prenne tout son plein envol.

Qu'ajouter de Burg-Jargal qui n'ait déjà été résumé ici - les critiques de Nastasia-B et de Miriam donnent parfaitement le ton et je ne saurais trop vous conseiller de les lire-, sans faire trop de redites ? Entre roman épique et roman d'amour, critique de l'esclavagisme et récit d'aventure, ce roman conte l'histoire (une histoire imbriquée dans une autre, pour être exact), puisque le narrateur, le Capitaine Léopold d'Auvernay se confie à une assemblée de soldats à la veille d'une bataille révolutionnaire contre les anglais- nous sommes sous la terreur -, expliquant ainsi son goût pour le danger et la folie des armes. Ainsi, il va projeter son public quelques années en arrière, au mois d'août 1791, à la veille d'une importante révoltes d'esclaves dans une colonie encore française à l'époque : Saint-Domingue (l'actuelle Haïti).

A cet époque-là, le jeune d'Auvernay n'a encore que vingt ans. Neveu d'un très riche et brutal planteur de l'île, possédant pas moins de "huit cent nègres", le jeune homme est terriblement amoureux de sa cousine, Marie, à laquelle il est d'ailleurs promis. D'ailleurs, c'est ainsi qu'il justifie son peu d'activité à défendre ces malheureux, bien qu'il réprouve les méthodes souvent cruelles et parfaitement injustes de ce parent : par son obnubilation totale pour cette charmante jeune femme. Il apparaît cependant que la belle a un autre prétendant qui l'aime d'un amour impossible et caché, mais nous n'en saurons pas plus avant longtemps. du moins ,le conteur fait-il son possible pour ne rien en dire trop rapidement.

Hélas, malgré les mises en garde d'un magnifique esclave "congo" - c'est à dire né en Afrique - ayant sauvé Marie de la bouche acérée d'un crocodile, devenu l'ami du Capitaine et répondant au prénom de Pierrot, la belle sera emportée par la vague de révolte qui s'empare de l'île le jour même de son mariage. Ayant rejoint son casernement, d'Auvernay assistera même, totalement impuissant, à la destruction de la propriété de son oncle, au massacre de celui-ci et de sa nombreuse descendance ainsi qu'à l'enlèvement, par celui qui se proclamait son "frère", le fameux Pierrot, de sa jeune épouse et du plus jeune cadet de cette dernière. Bien entendu, Léopold se sent trahi, pourchasse le bel esclave, le voit disparaître corps et bien dans un fleuve, et fini par se faire lui-même attraper par l'un des chefs de cette rébellion, le terrible et sans pitié Biassou ; Victor Hugo n'aura d'ailleurs pas eu à chercher loin afin de dresser le portrait de ce chef de guerre, un "mulâtre" comme on disait alors - un "sang-mêlé" ainsi qu'ils se dénommaient eux-mêmes -, réputé pour sa cruauté à l'égard de ses prisonniers ou des colons que ses troupes attaquèrent. Hugo nous dresse le portrait impitoyable d'un homme sans aucun doute intelligent, rusé, madré lorsqu'il le faut, mais insidieux, malfaisant, tyrannique avec ses hommes, barbare avec ses ennemis. Celui-ci fait écho, dans une inversion presque parfaite, au fameux Bug-Jargal, dont on se doute très vite mais que l'on ne découvre réellement que très tardivement qu'il n'est autre que cet esclave rencontré dès premières pages, le bel et fort et digne Pierrot ; on apprend ainsi que tout révolté qu'il est, il ne tue jamais pour le plaisir, hésite à saccager les plantations, n'assassine jamais les civils innocents ou désarmés, etc.

Un autre personnage prendra de l'ampleur et de l'importance tout au long de l'ouvrage. C'est un homme contrefait, atteint de nanisme, laid qui, de bouffon de l'oncle, deviendra son bourreau de m^'m' qu'il sera une espèce de prêtre malfaisant proche de Biassou et fort utile à ce dernier pour circonvenir ses hommes dans la crainte des maléfices et autres bondieuseries délirantes de rites catholiques dévoyés qu'Hugo assimile au vaudou.

Tout aurait pu s'arranger, mais pour que le drame puisse prendre forme, il faut pourtant que Pierrot/Bug-Jargal meure, non sans avoir sauvé, à plusieurs reprises, la femme qu'il aime sans espoir de retour -Marie, donc - et l'homme qui en est l'époux mais aussi son frère juré, le Capitaine. D'ailleurs, et sans en dire plus ici, nul ni personne n'échappe à cette destinée tragique et c'est dans une sombre extase éminemment romantique à l'excès que s'achève le roman.

Il est bien évident que, selon nos connaissance historiques actuelles, selon nos goûts et modes en matière littéraire présentes, ce premier roman du grand génie peut passer pour assez faible. Et, objectivement, il l'est : des personnages très caricaturaux, bon jusqu'à la bêtise ou mauvais plus encore que le diable en personne. il y a aussi cette trame, cousue de fil blanc du début à la fin des histoires particulières (il va sans dire que le respect de la trame historique réelle, même avec ses imperfections liées aux méconnaissances de son temps, ne fait pas l'objet de cette remarque), où l'on devine avant même de l'avoir réellement croisé que Pierrot est l'amoureux mystérieux de Marie et est, par ailleurs, le fameux Bug-Jargal. Les soubresauts et revirements permanents du capitaine - un bien grand naïf et même parfois tellement candide qu'il en devient niais - sont aussi peu crédibles et deviennent, à force, un rien exaspérants. Ces aberrations, ces maladresses sont relativement sauvées par le portrait de Biassou ainsi que celui, terrible dans tous les sens du mot, du nain noir - une sorte d'anti-Quasimodo, du moins, pour le caractère -. Mais demeurent aussi les à priori raciste, que l'on sait de son temps, mais qui peuvent aujourd'hui choquer. Il y a les ambiguïté, liées tout autant à la personnalité du jeune Victor Hugo, qui fut du camp des "ultras" (NB : royalistes) et donc outrancièrement anti-révolutionnaire en ses vertes années ce qui nous donne des critiques féroces, parfois justifiées, de la politique menée par la France à l'égard de ses colonies, ayant bien du mal à se décider pour ou contre l'esclavage, tandis qu'étaient décrétés les droits de l'homme supposément universels, mais en réalité applicable aux seuls blancs. Dans le même temps, on sent que la seule idée de mettre un homme en esclavage, d'en avoir propriété comme d'une chose, hérisse tous les poils du jeune Hugo. Il n'en démordra d'ailleurs pas de sa longue vie.

Comme souvent, même le génie est victime des absurdités, des clichés, des stéréotypes et des lieux communs de son époque. Ne verra-t-on pas un Jules Ferry, bien des années plus tard, justifier la colonisation de la même manière, à savoir que nous, blancs d'occident, nous devons d'apporter nos lumières auprès des populations qui en sont le plus dépourvues, et bien souvent, les noirs d'Afrique ? Il est trop aisé de juger à l'aune des connaissances d'aujourd'hui... Surtout en des périodes où la reconnaissance décomplexée d'une certaine forme de racisme par un nombre toujours trop important de gens semble pouvoir porter le pire à la tête de l'état... Donner des leçons au passé est aussi ridicule que malséant lorsque le présent ne vaut guère mieux.

C'est tout de même un peu déçu - parce qu'on attend forcément beaucoup de la lecture d'un texte de Hugo - que l'on referme cette épopée historico-amicalo-amoureuse (ouf !), tout en ne cessant de se souvenir que le futur immense Génie National, tel qu'il fut parfois surnommé, avait alors l'âge où la plupart d'entre nous ne parvenons à bafouiller que quelques lignes maladroites sur des copies quadrillées, chez soi ou dans une salle d'étude. On aimerait pouvoir faire au moins aussi bien... Même après quelques années !
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