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Critique de EnsoiEnmoi


En 1930 commence la déportation en Sibérie par trains entiers de tous les opposants au régime soviétique, et d'abord les koulaks, petits propriétaires coupables de posséder une vache, une charette, un cheval et quelques outils. Leurs terres et leurs biens confisqués seront la base de la collectivisation et des kolkhozes.

La jeune Tatare Zouleikha aux yeux verts, petite et menue, mariée à 15 ans, est traitée comme une bête de somme par son koulak de mari, brutal et grossier, et une belle-mère hargneuse et autoritaire, La Goule. Les croyances de Zouleikha mélangent survivances païennes et Islam : les esprits habitent tout, gens, choses, paysages, il faut se les ménager, et les événements de la vie se déroulent sous l'oeil perçant d'Allah. En ce compris la perte de quatre petites filles en bas âge et l'assassinat de son mari. Femme de koulak, elle rejoint à Kazan un train de déportation, train dont le commandant Ignatov, aux fortes convictions communistes, a la responsabilité.

Le voyage est cauchemardesque, dure neuf mois, un millier de personnes au départ, trente à l'arrivée … Dans ce cas-ci, pas de volonté d'exterminer, mais une telle désorganisation des services que les gens meurent de froid, de faim, ou sont noyés sur un rafiot pourri dans les tempêtes ravageuses de l'Angara, avant que les survivants n'abordent au milieu de nulle part entre fleuve et taïga, munis en tout et pour tout d'un révolver (celui d'Ignatov), de filets de pêche, de scies individuelles, de sel et d'une boîte d'allumettes. Durant le voyage, Zouleikha s'est découverte enceinte de son mari, et accouche en arrivant. Enfin un garçon, Youssouf ! Cette naissance lui vaut un traitement moins dur lors du premier hiver sibérien fort éprouvant de la petite colonie serrée dans une seule cabane en bois construite à la hâte. Les trente sont nourris quotidiennement et insuffisamment par la chasse d'Ignatov ou la pêche du jeune Loukka (“Il faut regarder la rivière, il faut l'écouter, lui parler. Puis attendre. Si elle veut en donner, il y aura du poisson. Si elle ne veut pas, il n'y en aura pas.” p. 268)

De 1931 à 1946, la colonie se peuple d'autres déportés. Toute une organisation économique et sociale se met en place, respectueuse des instructions du parti – Ignatov y veille – et des quotas de production imposés, soumise à des inspections régulières. La vie quotidienne reste difficile mais des rues se dessinent, bordées d'isbas individuelles, un hôpital, une école, un club pour l'instruction civique, des entrepôts, des cultures vivrières. La colonie se choisit un nom. Parmi les premiers arrivants, il y avait des intellectuels bourgeois, de Léningrad ou de Kazan, qui apportent à la communauté leurs compétences agronomiques, médicales, artistiques (mises au service de l'agit-prop, bien sûr !) et leurs souvenirs du monde d'avant. C'est eux surtout qui se chargeront de l'éducation de Youssouf. La guerre est loin, les colons ne sont pas mobilisés à cause des risques contre-révolutionnaires qu'ils présentent. Sauf un, Gorelov, personnage hypocrite, opportuniste et chafouin, qui reviendra prendre après la guerre la place d'Ignatov jugé trop complaisant envers les déportés. On pressent qu'avec Gorelov, la colonie de travail va devenir goulag.

Et Zouleikha ? Elle travaille, et travaille encore, tantôt à la cuisine, tantôt à l'hôpital, lieux qui facilitent la surveillance de Youssouf. Elle devient une chasseresse expérimentée, la taïga n'a plus de secrets pour elle. Elle cède enfin à Ignatov avec qui elle entretient une relation amoureuse passionnée. Zouleikha ouvre les yeux : le regard d'Allah ne pénètre pas la taïga, elle cesse de prier les esprits et de les ménager, la promiscuité du voyage, son accouchement et les nécessités de l'installation ont fait que la vie est plus importante qu'eux. Et dernière victoire : elle repousse enfin le fantôme de la Goule, dont l'apparition sinistre et récurrente cherchait à la culpabiliser de sa libération progressive. Mais il y aura une dernière épreuve à affronter : la séparation d'avec Youssouf.
Roman puissant et dense, qui outre son intérêt historique brasse plusieurs thèmes : l'homme dans l'Histoire, l'homme face à la Nature à la fois hostile, dangereuse, belle et nourricière – l'affrontement n'est pas sans rappeler le vieil homme et la mer - , l'appel aux ressources personnelles, la solidarité qui vient spontanément, l'éveil de la conscience, de l'amour et de la compassion. Tous ces thèmes apparaissent dans le roman sans considérations ou analyses psycho-philosophiques : seulement à travers les événements de la vie quotidienne. de nombreux passages sont d'une grande intensité poétique ou dramatique : la taïga, le fleuve, le voyage en train, le naufrage, l'accouchement difficile à la lueur d'un feu de camp … de la truculence aussi, et de l'humour. Un livre grandiose, fort et total, un livre-hommage à l'homme et à la nature.

L'auteure, dont c'est le premier roman (immédiatement traduit en plusieurs langues) est présente à la semaine du livre à Paris, dont la Russie est cette année 2018 le pays invité. Elle est Tatare et a fait à l'université de Kazan des études d'anglais et d'allemand, et à Moscou une formation de scénariste. On imagine facilement tout le parti que pourra tirer le cinéma de ce livre.
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