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Critique de Levant


Je m'étais ouvert à l'univers des geishas avec le roman éponyme d'Arthur Golden. L'ouvrage de Yuki Inoué, Mémoires d'une geisha paru au Japon en 1980, s'apparente plus à un récit assorti d'un témoignage qu'à un roman. le témoignage c'est celui de Kinu Yamagushi, ancienne geisha devenue elle-même patronne d'une maison de geishas une fois son émancipation acquise, laquelle se confie à l'auteure dans cet ouvrage.

Ce qui est saisissant avec cet ouvrage c'est la conviction qu'il ancre dans l'esprit de son lecteur du poids de la culture et des traditions dans le conditionnement d'êtres humains, au point de leur faire considérer comme normal quelque chose qui nous est aujourd'hui une abomination : la vente d'un enfant, d'une fille en l'occurrence à des fins de prostitution, fût-elle pratique légale.

Car aussi sophistiqué, aussi travesti qu'il fut par les normes d'une civilisation, motivé et couvert par des aspirations d'éducation, de position sociale, de tradition, justifié par une dette encourue, le sort de la geisha reste celui d'une prostituée. Prostituée de luxe certes, mais seulement dans le sens ou ses prestations s'adressaient à des hommes riches. Car ce luxe ne changeait rien au fait qu'elle était un instrument de plaisir livré à ceux qui avaient les moyens de se l'offrir. Même si l'acte était précédé de démonstrations de dons artistiques et d'une culture des traditions, d'un cérémonial, celui du thé, cette mise en scène très codifiée et ce décorum ne faisaient pas oublier à la jeune fille que son statut était celui d'une personne tenue par sa dette envers la patronne de l'okiya, la maison de geishas, et livrée pour son émancipation au plaisir de personnages fortunés le plus souvent avancés en âge.

Vendue une première fois par des parents qui ne pouvaient pas subvenir à sa subsistance et son éducation, la jeune fille l'était une seconde fois par la « mère », patronne de l'okiya, pour ce qui était hypocritement appelé son initiation sexuelle, le mizu-age, qui comportait en apothéose du cérémonial rien d'autre que la vente aux enchères de sa virginité. Cela étant perçu par elle, parce que formée mentalement à cette condition, comme le destin naturel d'une jeune fille de famille démunie. Et peut-être même perçu par elle comme une chance quand elle pouvait tomber sous la coupe d'un protecteur, un danaa, qui s'il était bienveillant lui offrirait des chances de revenus suffisants pour s'émanciper.

Il aura fallu la seconde guerre mondiale, l'ouverture du pays à l'occident pour remettre en question cette pratique et la faire peu à peu tomber en désuétude. Kinu Yamagushi a connu toutes les phases de cette vie depuis sa vente par ses parents, sa formation de geisha, le remboursement de la dette de son éducation à la « mère » par ses prestations à commencer par son mizu-age, jusqu'à la prise en main de son destin et le montage de sa propre affaire : une maison de geishas bien entendu. La preuve qu'en son esprit son déboire de vie pût être une opportunité de promotion sociale. Elle relate sous la plume de Yuki Inoué les coulisses de ce statut, l'envers du décor, sans la moindre pointe d'amertume tant le conditionnement par le contexte historico-sociologique lui a fait intégrer l'évidence de l'utilisation de sa condition de femme pour sortir de l'indigence inhérente à sa naissance.

Ouvrage édifiant s'il en est. Ouvrage qui contredit les fervents traditionnalistes lesquels refusent le statut de prostituée de luxe aux geishas arguant de la liberté de disposer de leur corps. Mais quelle liberté quand il s'agit de rembourser les frais de l'éducation que les parents n'ont pas pu assumer. Bel éclairage sur la culture traditionnelle nippone quand elle joue de perversion. le parcours de vie de cette femme est relaté dans la pudeur que l'on connaît à la mentalité asiatique. Pudeur qui n'élude pas les choses du sexe et les aborde sans vergogne, mais pudeur qui étouffe le sentiment et interdit au sujet toute lamentation, quête d'apitoiement ou d'attendrissement sur sa propre personne. On ne peut qu'être ému au sort de ces filles écartées de leur famille dès le plus jeune âge, stupéfié par la maîtrise de leurs sentiments qui séchait leurs larmes en dépit de leur solitude face à ce destin.
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