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Critique de HordeDuContrevent


L'effet salvateur des voyages…Lorsque le paysage devient méconnaissable au point de dépasser toutes les bornes antérieures, n'est-ce pas le moment de dépasser ses propres bornes intérieures ?

Il y a des histoires dont le seul résumé vous tient à distance. Nous savons que le livre est bon, eu égard aux nombreuses critiques dithyrambiques, eu égard au Nobel de littérature que son auteur s'est vu attribuer, et pourtant l'histoire décidément ne nous dit rien. Alors nous repoussons cette lecture à plus tard. Ce fut mon cas avec Les vestiges du jour de Kazuo Ishiguro. de cet auteur je n'avais lu que le surprenant Klara et le soleil, roman bien apprécié, et si le style m'avait plu je me disais que ce style simple au service d'une histoire de majordome du début du 20ème Siècle, devait donner quelque chose d'assez fade, de désuet peut-être. Suite à la récente et excellente critique de @AnnaCan sur ce livre, j'ai eu l'envie de le proposer en lecture commune à Sandrine, Bernard et Paul, et j'ai alors pu constater combien j'avais tort. Ce livre est une merveille ! Et la lecture partagée m'a permis d'appréhender des aspects plus nombreux qu'en lecture solitaire, aspects que je vous laisse découvrir en lisant leurs critiques respectives. Un livre mais de multiples sensibilités…

Première chose tout à fait remarquable : le style est très différent de celui utilisé dans Klara et le soleil. Au point d'ailleurs de croire que nous avons affaire à deux auteurs différents. Dans ce dernier livre, c'est une intelligence artificielle qui parle, pas étonnant que le style employé soit très concis et simple. Dans Les vestiges du jour nous sommes dans la tête d'un majordome anglais dont le côté gentleman, le côté dandy et la façon d'être très professionnelle et digne transparait bien entendu dans sa façon de s'exprimer. Élégance toute british, voilà le qualificatif qui me vient aussitôt en tête pour résumer très simplement le style et l'ambiance de ce livre élégant. Kazuo Ishiguro assurément sait varier de style !

Mr Stevens est majordome dans une « grande maison », Darlington Hall. Véritable vocation dont il se voue corps et âme de façon loyale et fidèle, elle l'habite au point de sortir difficilement de sa profession, tous ses actes, toutes ses pensées sont ainsi gouvernés par son métier. Stevens est un professionnel remarquable et possède toutes les qualités attendues d'un majordome. Chose très rare il part en voyage une semaine durant dans la campagne anglaise dans le but de rejoindre l'ancienne intendante, Miss Kenton. Celle-ci semble en effet avoir émis vaguement le voeu, dans une de ses lettres, de revenir servir dans cette grande maison, alors que le manque de personnel se fait cruellement sentir. Ce voyage va être l'occasion pour lui de penser au passé.

Voyager est souvent l'occasion de faire le point, de s'adonner à une forme d'introspection, de laisser surgir les réminiscences des événements passés, de les passer au tamis pour en découvrir la réelle signification. Des circonstances anodines peuvent revêtir après coups l'apparence de moments cruciaux. C'est ainsi qu'est construit le récit, sur des allers retours entre le voyage qui se déroule en pleine campagne anglaise dont nous découvrons les paysages bucoliques, et les réminiscences du passé faites de réflexions personnelles, d'anecdotes, de rappels de grands moments historiques importants ayant eu lieu à Darlington Hall. Des allers retours qui font la lumière également sur les rapports passés avec Miss Kenton, rapports par moment houleux, par moment décalés, étranges, désaccordés. Stevens d'ailleurs ne cesse de se persuader, et de nous persuader par la même occasion, du bien-fondé tout professionnel de son entreprise, en réalité une certaine audace, somme toute très surprenante de sa part.

Le récit est tout d'abord abondamment étayé de réflexions personnelles quasi philosophiques sur ce qu'est être un bon, un grand, majordome. Pour Stevens, c'est la capacité à habiter son rôle professionnel autant que faire se peut, sans être ébranlé par les événements extérieurs, aussi alarmants ou surprenants qu'ils soient. Sans montrer ses sentiments, son ressenti. Très british, n'est-ce pas ? Une réflexion qui prend tout son sens au moment où le livre démarre, car notre homme est perturbé : ayant servi Lord Darlington pendant plus de trente-cinq ans, la propriété a été rachetée par un américain qui n'a pas la même culture, la même façon de voir les choses, la même exigence. En perte de repères notre Mr. Stevens…

La dignité et la grandeur sont des notions tout à tour appréhendées, questionnées. Car seule la dignité pour Stevens permet d'être un grand majordome, et la dignité est pour lui la capacité à savoir rester à son niveau, à sa place, et se contenter de faire au mieux ce que nous savons faire. Cette notion de dignité soulève par ailleurs des questions d'une actualité troublante. Savoir rester à sa place, c'est aussi sur un plan politique, ne pas donner la parole au peuple qui ne sait pas, ne connait pas, n'est pas expert en matière d'économie, de finance, d'affaires internationales.
C'est ça, être digne, ne pas se mêler de ce que nous ne connaissons pas bien et laisser ces questions aux experts…sauf que cette définition de la dignité répétée tel un mantra rend aveugle, ferme toute curiosité, toute prise de recul, et empêche de voir arriver le danger…J'ai trouvé cette réflexion passionnante, d'une actualité troublante et en même temps atemporelle. Des peuples aveuglés sont des peuples manipulés. Jusqu'où donner la parole à ceux qui ne sont pas experts ? Donner sans cesse la parole ne bloque-t-il pas les décisions ? Voilà les questions en filigrane qui se posent.

Par ailleurs, témoin des événements politiques de ce début du 20ème Siècle et notamment de la question litigieuse du Traité de Versailles, trop sévère envers l'Allemagne au risque de représailles futures pour les uns, sévère comme il le faut pour les autres, Stevens relate ces grandes questions d'affaires internationales de son temps qui se jouent au sein même de Darlington Hall. Et l'on perçoit qu'à son échelle, par le bien-être qu'il apporte, par ses soins et son service irréprochable, il contribue, certes de façon mineure, au déroulement, à l'orientation des décisions prises. Son service permet indirectement d'instaurer un certain état d'esprit, de mettre les protagonistes dans des dispositions contribuant à la prise de décision sereine. Stevens est témoin de ces décisions tout en ayant, du fait de cette fameuse dignité derrière laquelle il se réfugie sans cesse, aucun point de vue personnel, aucune analyse critique, aveugle sur ce qui se trame réellement, notamment la façon dont Lord Darlington est manipulé par les Allemands….jusqu'à renvoyer son personnel juif. Sans que Stevens n'y trouve rien à redire, rien à penser. Jusqu'où la loyauté envers une personne importante et de pouvoir doit-elle aller ? le passage sur le renvoi de deux jeunes filles juives marque un tournant, à mon sens, dans le récit permettant d'appréhender les sérieuses limites de ses qualités professionnelles qui deviennent alors défauts humains, aveuglement, voire stupidité.

Les anecdotes qui surgissent ça et là sont cocasses pour certaines et nous font sourire, voire rire, ou nous mettent mal à l'aise tant il y a parfois un décalage entre les faits et la façon de les appréhender par Stevens. Je pense à cette mission quelque peu saugrenue qu'on lui demande de faire à savoir d'expliquer à un jeune homme « les choses de la nature concernant les différences entre les hommes et les femmes »…et lui de tenter de le faire avec le plus grand sérieux (alors que lui-même ne semble pas avoir une connaissance très développée en la matière), ou encore ses essais, souvent vains, de blagues pour tenter de s'adapter à son nouveau maitre américain qui a un certain sens de l'humour que ne connait absolument pas Stevens. Ces anecdotes rendent le personnage très touchant.

Enfin, une bonne partie des pensées et des réflexions concernent Miss Kenton. Rapports avant tout professionnels dans lesquels les tensions mettent en évidence une certaine ambiguïté, une envie de rapprochement, une attirance. Miss Kenton tente de provoquer ce rapprochement, soit en tentant de rendre jaloux Stevens, soit en le menaçant de partir, soit en entrant physiquement dans sa sphère plus intime. En vain. Fin de non-recevoir de la part de Stevens qui est tout bonnement incapable d'imaginer sortir de son devoir professionnel. Même lorsqu'il la voit en colère, même lorsqu'il pressent sa tristesse. Alors elle ose parfois ne pas rester à sa place, elle ose dire certains mots :

« Vous rendez-vous compte, Mr. Stevens, de ce que cela aurait signifié pour moi si vous aviez pensé, l'année dernière, à me faire part de vos sentiments ? Vous avez vu à quel point cela me bouleversait de voir mes filles renvoyées. Vous rendez-vous compte de l'aide que cela aurait apportée ? Pourquoi, Mr. Stevens, pourquoi, mais pourquoi, faut-il toujours que vous fassiez semblant ? »

Au final c'est le portrait d'un homme complexe et terriblement attachant qui peu à peu apparait au fil du livre. Un homme extrêmement pudique, dévoué à son métier au point de ne plus vivre, dévoué aveuglément aux personnes qu'il sert, pouvant paraitre de prime abord un peu imbu de lui-même et prétentieux mais en réalité pétri de contradictions, fruit de son époque, de son métier, de sa culture, des valeurs paternelles. Les valeurs qui guident son sens moral, sa droiture et son perfectionnisme sont les mêmes qui l'aveuglent au point de passer à côté d'une certaine clairvoyance tant sur le plan politique que sur un plan plus sentimental. On le sent maladroit en réalité, guindé, ne sachant pas comment s'y prendre avec l'humour, la répartie, et surtout les sentiments que certaines personnes lui témoignent, que ce soit avec son père qui lui parle, sur son lit de mort, de sa fierté de père, mots auxquels il n'arrive pas à trouver de réponses et qu'il balaie de répliques professionnelles absurdes, ou avec Miss Kenton qui tente de l'approcher et face à laquelle il ne peut que répondre par l'effroi et le refus glacial de toute ouverture en dehors de la sphère professionnelle. Y répondre serait sortir de son habit professionnel précisément. Il en est incapable.
D'infimes détails aident cependant le lecteur à saisir l'importance des moments passés vécus par notre homme…Ce « Vous avez l'air de pleurer » lancé par un invité nous fait réaliser le choc émotionnel que Stevens est en train de vivre sans même en avoir lui-même conscience. Ou encore cette façon intuitive de deviner les pleurs de Miss Kenton sans même les entendre…et enfin cet aveu, le seul aveu, effort immense pour cet homme qui ne sort jamais de sa réserve : « En vérité — pourquoi ne pas le reconnaître? —, à cet instant précis, j'ai eu le coeur brisé». Et nous de l'avoir avec lui…

« Certainement, aucun indice ne révélait à l'époque que des incident d'allure si anodine rendraient des rêves entiers à jamais impossibles ».
Ce voyage permet au final à Stevens de comprendre plus ou moins qu'il est passé peut-être à côté…à côté de sa vie…à côté d'une réelle dignité plus intelligente, plus ouverte, plus humaine, plus vivante…à côté d'une femme…avant de revenir à bon port au moyen d'une réaction raisonnable et digne, comme il sait si bien le faire. le coeur du livre, à la toute fin, est juste tragique. Juste beau. Juste tristement magnifique. L'acceptation et la lucidité, finalement, ne serait-ce pas ça, la véritable grandeur ?

Ce livre est un grand livre, il a de la grandeur. Cette grandeur précisément que Stevens évoque pour qualifier son métier, pour qualifier les paysages anglais, on peut la reprendre pour qualifier ce livre. Sans contenu spectaculaire ou dramatique, tout en retenue, en élégance, ce livre contient sa propre beauté sans qu'il soit nécessaire d'utiliser d'artifice pour le clamer. Il est d'une grâce surannée et légèrement désuète, d'une pudeur troublée par quelques réminiscences pudiquement dévoilées, il sait mêler la grande Histoire avec les petites histoires, il sait parfois se doter d'un humour très anglais, éléments qui rendent ce livre tout simplement rare et précieux.

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