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Critique de Alzie


« Si Socrate était mort dans son lit, nous croirions aujourd'hui qu'il n'était rien de plus qu'un habile sophiste » (Jean-Jacques Rousseau). Une citation et le sujet prend forme. En buvant la ciguë la célébrité du philosophe a certes été assurée et pour longtemps ; sa mort a cependant quelque peu entaché la démocratie athénienne aux yeux de certains. « Le procès fournissait ainsi l'archétype d'un débordement regrettable, inévitable dans toute démocratie directe » (p. 275).

Que reprochaient exactement les Athéniens à Socrate et pourquoi l'ont-ils condamné en 399, Socrate était-il un adversaire de la démocratie ? Impossible, selon Paulin Ismard, de fournir une réponse unique même si les historiens s'accordent peu ou prou à voir dans le procès du philosophe un règlement de compte politique : après la guerre civile et le rétablissement de la démocratie, Socrate aurait notamment payé pour ses relations avec le tortueux Alcibiade et sa fréquentation de Critias et Charmide du côté du clan oligarchique.

Sans minimiser cette dimension, en l'affinant cependant, Paulin Ismard s'emploie à présenter le procès comme plus vraisemblablement imputable à une pluralité de causes parmi lesquelles le comportement de Socrate dans la sphère publique serait particulièrement visé. C'est en effet par le détour de sa pédagogie (non de son enseignement inconnu de la majorité) que la menace Socrate aurait pointé son nez – analysée comme motif principal de l'impiété supposée dont fait état son accusateur, Méletos. La relation personnelle et affective maître/élève préconisée par Socrate, « un compagnonnage philosophique » exclusif (et plus si affinités) et la primauté du « savoir » dispensé comme un don, représentent une totale subversion par rapport à l'enseignement traditionnel athénien en vigueur relevant du privé, au sein des familles, valorisant avant tout le sport, la musique ensuite et accessoirement la lecture et l'écriture.

Le portrait du philosophe est ici enrichi par une fructueuse mise en parallèle. Au portrait dont Platon détient le monopole (L'Apologie) communément accepté, « mêlant fictif et vraisemblable » (qui doit beaucoup, apprend-on, au Palamède de Gorgias), répond celui de Xénophon (L'Apologie de Socrate ; Les Mémorables), quelque peu délaissé au XXe siècle et justement réhabilité. Au-delà des ressemblances ou différences entre les deux, émerge surtout de la lecture la figure d'un Socrate grand perturbateur de la cité et de son propre procès, allant jusqu'à provoquer ses juges ; ce qui fera dire à Nietzsche : « Socrate voulait mourir, ce ne fut pas Athènes, ce fut lui-même qui se donna la ciguë, il força Athènes à la ciguë » (p. 68).

L'analyse immerge dans la Grèce classique – Athènes au crépuscule du Ve et à l'aube du IVe siècle – qui ne pourra que plaire aux férus d'histoire, de philosophie, de politique et d'une manière plus générale à tous curieux de l'Antiquité, des arts et de littérature. Une lecture totalement prenante qui conduit, par l'exposé des hypothétiques conditions du procès, à découvrir l'histoire antique, à s'interroger sur la démocratie, le fonctionnement de la cité, ses institutions, ses rituels civiques ou religieux ; par extension la réflexion amène à penser la place grandissante de la figure et de la parole du philosophe dans la sphère publique du Ve siècle à nos jours... De Périclès jusqu'à une Athènes plus contemporaine rejouant, le 25 mai 2012, la cérémonie du jugement de Socrate sous les auspices de la fondation Onassis !

L'essai, de 2013, a des allures d'enquête. Paulin Ismard dévoile, tambour battant, les multiples facettes d'un procès, conçu comme une performance publique dont il restitue la scénographie, avec pour toile de fond les subtilités de la démocratie athénienne et la singularité de ses procédures juridiques. L'absence de pièces matérielles au dossier (procès-verbal ou plaidoiries) et la forme souvent fragmentaire des sources sur lesquelles s'appuyer sont largement compensées par une prodigieuse postérité littéraire que la simplicité du style de l'auteur rend très accessible, incluant moult récits ou traditions plus ou moins fantaisistes sur les raisons du procès.

C'est Polycrate qui ouvre le bal en publiant, quelques années après la mort du philosophe entre 393 et 385, un pamphlet justifiant sa condamnation. Il inaugure ainsi le genre littéraire très fécond des discours socratiques. Polémiques et lectures contradictoires, puis récupérations à n'en plus finir s'enchaînent, fatiguant bien du papyrus et faisant couler encore plus d'encre à l'époque moderne (de la Renaissance au XIXe siècle). « D'affaire » le procès prend le statut d'événement capital. Il a été quasiment érigé en mythe fondateur pour la philosophie : « Pendant plus d'un millénaire, le procès constituera un des objets par lequel l'occident pensera son rapport au polythéisme ancien et au régime démocratique » (p. 204).

« Raillée par les comiques du Ve siècle (« Les Nuées », Aristophane), la figure du philosophe était devenue dès la fin du IVe siècle l'une des incarnations idéales du citoyen. Ainsi moins d'un siècle après la fin du procès, la tradition socratique l'avait définitivement emporté sur ses adversaires » (p. 208). La légende n'en finira pas de s'écrire, par la suite, et la réécriture du procès par la littérature chrétienne des premiers siècles influencera même la vision du Socrate moderne « Le Socrate de Voltaire est autant celui de Clément d'Alexandrie que celui de Platon » (p. 231).

Passionnante lecture.










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