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Critique de absolu


"A la longue, il finira de toute façon par m'indifférer, parce que tu l'appliqueras sur le mien comme un emplâtre. Ta conversation m'exaspèrera, toujours les mêmes histoires de carburateurs, de tension artérielle, de bricolage, tes rêves de ferme à rénover dans une région boueuse où les agriculteurs rendus neurasthéniques par le climat bradent leur bien pour ne pas devenir fous. Ton petit emploi, ta mère qui téléphonera chaque jour pour te reprocher tes dents de lapin. Ta peur du vide, de la guerre, de la vieillesse, des rides, d'une alimentation trop carnée, de la cuisine grasse à la cantine. Ta terreur devant la moindre ambulance, tes érections dans l'escalier quand tu croiseras la voisine du second, étudiante en économie politique, et mon amour pour toi dont tu riras quand je te le montrerai sous la couette comme un trésor. Car malgré tout je t'aimerai comme on souffre, comme on se sacrifie, mais mon amour t'incommodera comme une odeur de friture. Tu me diras sans cesse de le cramer dans le four, de l'enfermer dans un poudrier et d'aller l'enterrer au pied d'un arbre du Forum des Halles."

Une rupture, le sujet a été maintes fois étudié, explicité, romancé. Mais jamais de la sorte. Imaginez, votre beau-père, sous prétexte de changer votre robinet de cuisine qui fuit, vient vous annoncer que son fils vous quitte. Imaginez tous les arguments qu'il va mettre en place, déployer dans votre esprit, pour vous convaincre que c'est la meilleure chose à faire de toute façon. Que Damien ne pourra pas évoluer dans une relation comme celle-ci. Qu'ils (ses parents), le rémunèrent chaque fois qu'il prend une bonne décision (leur décision). Qu'il vous dit que vous avez eu de la chance de le connaître, qu'il ne faut pas en vouloir à Damien, il n'a jamais été un grand passionné, à peine affectueux, et surtout par obligation. Imaginez qu'il commence à vous dire qu'à votre place, il n'aurait pas supporté de vivre avec un tel homme, qu'il n'est pas forcément un fils exemplaire, mais que c'est le sien, et qu'il doit faire avec. Là, vous venez de pénétrer l'univers de Régis Jauffret. le monologue à deux personnes.

C'est au tour de la mère de Damien : "Surtout, évitez de vous suicider, Damien n'aime pas la mort, vous le savez. Il serait impressionné, et aussi bien votre mère viendrait lui faire des reproches qui le tarauderaient durant plusieurs semaines.", et aussi "le mépris que j'éprouve envers vous pèse sur ma raison, elle éclate comme une mouche sous le maillet d'une vieille gâteuse qui a la phobie des insectes.". Mais surtout : "Vous le connaissez, et c'est moi qui l'ai fait. Admettez qu'il est injuste que nous ne soyons pas la même femme." On retrouve la même structure dans les discours parentaux. du mépris pour cette fille qu'on quitte, et puis de l'apitoiement, un peu de compassion, et pour finir une forme d'amitié, du moins d'attachement. La perversité, la folie commence à suinter. La folie d'une mère qui se croit omnipotente. Oscillation de la passion maternelle, qui gonfle jusqu'à l'obsession, la frénésie, et glisse jusqu'au dédain, jusqu'à la haine. Cycle infernal, éternel. le désarroi d'un père qui n'a pas touché sa femme depuis plusieurs mois, qui a dû faire un test de paternité pour convaincre son fils de leurs liens sanguins. Une "famille" dans laquelle on se côtoie plus qu'on ne se connaît.

Enfin c'est à Damien de nous donner sa version des faits. "Maman braillait, obsédée par cette fille que j'avais oubliée avant de l'avoir connue, à moins que je m'en souvienne, qu'elle teinte mes pensées comme de la cochenille." "La famille, porcherie ancestrale, et aujourd'hui entreprise de salaison ultramoderne, à la chaîne du froid jamais interrompue, jambon de père, tranché, daté, sous blister, tripes de maman, en bocaux, en barquettes, avec les produits frais à côté des yaourts..."

Un chaos sous-jacent, imperceptible à l'oeil nu, qui se révèle au moindre grain de sable dans l'engrenage de la routine. Poussière qui rend dingue la ménagère parfaite, goutte d'eau qui provoque l'inondation. Damien, perçu comme un assisté, un rigide un précoce, un cerveau en sous-régime. Jusqu'à ce qu'il donne sa version des choses. Jusqu'à ce délire éthylique poussé à l'extrême. Tout éclate, implose, gicle, déborde. Enfer pavé d'aucune intention, enfer tout court, Damien défonce toutes les convenances, détruit les a-priori, explore les corps, la folie des autres, vides à combler éternellement. Catharsis. Sa séparation a mis en relief les fêlures de ses géniteurs, oeufs plongés dans une eau portée à ébullition, et dont la substance fuit dans la casserole comme la cervelle de leur crâne.
Niveau expressionnisme, Ellis peut aller se rhabiller, nivrau déjanté, Palahniuk a encore des progrès à faire. Question vocabulaire, on pense parfois à Artaud. Point de vue originalité, c'est du Jauffret tout craché. A l'instar de Damien, qui crache à la gueule de ses parents leur folie douce amère, leur folie ordinaire.
Lien : http://www.listesratures.fr/..
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