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Critique de Erik35


CHERCHEZ LES FEMMES...

«Un héros tue ou est tué. Mais se rend-il ? Comment peut-il accepter le joug ? Comment concilier le roi d'aujourd'hui avec le captif d'hier ? J'ai tout fait pour étouffer ce souvenir. Dans leurs éloges, mes bardes font l'ellipse de cette période. Non qu'ils mentent par omission : ils ignorent ce qui m'est réellement arrivé.»

Cependant que nous, lecteurs, allons en savoir bien plus, de la bouche même de son principal protagoniste, au fil de cette magistrale confession nocturne que représente cette saga celte : Rois du monde !

Or ça, reprenons au point de départ...
L'avenir s'annonce des plus sombres pour notre héros, le turon Bellovèse, fils de Sacrovèse et frère aîné de l'indomptable Ségilos, et ce, dès les premiers pas dans la riche forêt de mots et d'histoires de cette Chasse royale - Rois du monde, deuxième branche II. Après avoir affronté à lui seul l'armée des Eduens dans un geste d'une force impressionnante, extra-ordinaire et désespérée - afin de permettre le fuite du Haut Roi, blessé -, c'est grâce à son propre frère et à quelques uns de ses nouveaux ennemis (lisez, vous comprendrez...) qu'il a la vie sauve. N'a-t-il pas contribué à la mort de leur hôte, le roi Orbiotalos dont l'épouse trouverait, en la personne de notre conteur, une victime expiatoire parfaite ? N'est-il pas, pour une large part, à la source de l'échec du complot mené contre le Haut Roi ? Les jours de Bellovèse semblent donc comptés, mais ce serait oublier la puissance de persuasion et l'influence majeure du Gutuater, cet étrange druide répondant au nom de Morigenos, assassin du précédent Grand Druide dont il a pris la place et qui fut déjà à l'origine de la précédente guerre dite des sangliers, et dont la silhouette ne semble pas totalement inconnue à notre guerrier. Lequel a semble-t-il décidé de permettre au jeune turon de survivre encore quelques temps.

Ainsi, le grand Bellovèse, celui qui est revenu vivant de l'île des Gallicènes, qui a affronté tant et tant de braves, qui a tué de ses propres mains neuf assaillants, se retrouve-t-il réduit à presque rien, quelque chose comme l'ombre d'un homme : un simple prisonnier en attente de son jugement. Et celui-ci tarde, et tarde encore. En premier lieu, parce qu'il n'aura pas lieu dans l'enceinte d'Autricon, ancienne capitale des Carnutes (actuelle Chartres), pas plus qu'à Bibracte dans les monts du Morvan, principal oppidum et capitale des Eduens, lieu de résidence du plus grand opposant au Haut-Roi Ambigat, le roi Articnos (son ex-beau frère : la Celtie est une immense famille qui aime à se déchirer violemment et les Atrides de la mythologie grecque n'ont qu'à bien se tenir !). Au fur et à mesure de son avancée, Bellovèse se perd en conjecture sur sa destination finale, autant qu'il se perd (se retrouve ? dans ses souvenirs. Et l'on découvre ainsi comment il rencontra, les uns après les autres et dans des circonstances passablement diverses, les trois hommes qui devinrent ses ambactes (terme à la définition contemporaine exacte mal établie mais que l'on pourrait traduire par écuyer, assistant militaire, esclave, servile ou client, on n'est sûr de rien dans l'état actuel des connaissances). Labrios, son porte pavois, d'abord. Un "étudiant" barde manqué, condamné à ne plus jamais chanter sous peine de briser son tabou, relégué à la mendicité, n'aimant pas se battre et même lâche à ses heures, ne se sentant véritablement à son aise que dans la compagnie des femmes et des enfants, mais au final assez bon compagnon. Drucco, ensuite, son porteur de lance. Un homme terrible, aux tendances facilement sanguinaires - par vice -, excellent guerrier, probablement fidèle à Bellovèse pour autant que son maître peut lui apporter des batailles et du sang, mais un être dont il nous est avoué qu'il est «pernicieux» en ce sens que cette haine violente de la vie (des autres) qu'il porte en lui, il parvient à la transmettre à qui l'entoure... Brogilos, enfin, son vacher. Brogilos aux mille qualificatifs possibles : énorme, grotesque, monstrueux, laid d'une laideur à faire tourner le lait dans le pie des vaches, d'une force colossale mais d'une gentillesse molle, aussi habile avec les animaux qu'il ne comprend et ne sais se faire comprendre des humains, attirant même leur désaprobation, leurs quolibets, leur haine parfois ; Brogilos venu de lui même - et de très loin - pour se mettre au service de Bellovèse parce qu'un rêve lui en a intimé l'impérieux devoir ! Brogilos qui sait passer «de l'autre côté» lorsqu'il dort. Brogilos que notre héros traîne, d'une certaine manière, comme un boulet tant il est contrefait, mais dont il ne sait pourtant se séparer, même lorsque sa vie en dépend (grand bien lui fasse, sans quoi nous n'aurions pas l'espoir d'une "troisième branche" très excitante). Brogilos auquel on s'attache malgré sa disgrâce, malgré ses verrues, ses lupus, son corps boursouflé, sa sidération permanente, son aboulie... Mais qui se fera une puissante et maléfique ennemie dans le cours de ce volume.

Jean-Philippe Jaworski sait soigner ses flash-backs. Dans une certaine mesure, on peut même ajouter qu'il les accumule dans ce volume au calme tout relatif, très peu belliciste et guerrier (surtout si l'on songe à l'épisode précédent), très tourné du côté des femmes, de la féminité. On apprendra ainsi dans quelles circonstances il se maria, comment il découvrit la paternité (ce qui nous vaut d'ailleurs quelques pages d'un grand bouillonnement poétique et dans lesquelles n'importe quel père aimant sera forcé de se reconnaître un peu), on découvrira - enfin - le nom de celle qui lui mérita de n'être presque pas salué et même carrément bousculé par son propre beau-père, dans la "première branche". On retrouvera aussi cette mère, ancienne reine et femme malheureuse pétrie de détestation pour son Haut Roi de frère ; personnalité au caractère fort et intransigeant qui a refusé tout contact avec ses fils depuis neuf années qu'ils ont trahi la mémoire de leur père en rejoignant le camp d'oncle Ambigat, son meurtrier. On rencontrera l'étrange et étonnante demi-soeur, Sacrila, que l'ancienne reine des Turons a eu du fruit tardif de ses amours avec le si regretté Sumarios, devenu en quelque sorte père par procuration et Mentor. Enfin, on croisera la doucereuse et terrible ancienne Haute-Reine, l'enchanteresse Prittuse, qui n'a de cesse de vouloir se venger d'avoir été conspuée par son ex-époux Ambigat, et qui semble mener la danse, sachant retenir les uns et les autres dans des rets aussi fins et invisibles qu'ils s'avèrent acérés. Prittuse, la magicienne, qui souhaite retenir à elle, sans contrainte apparente, son prisonnier pourtant poursuivi d'une triple infamie et dont le jugement sera aussi perfide que terrible. Prittuse la fileuse, femme déjà bien avancée dans l'âge, à l'apparence fragile et humble, qui tisse une toile dantesque afin d'assouvir sa soif incommensurable de vengeance et de pouvoir.

Infiniment moins belliciste et guerrier que le précédent opus, ce second volet de Chasse Royale fait la part belle aux souvenirs, à l'introspection, à la réflexion, à la magie, à l'onirisme et aux femmes. Il n'est pas, jusque dans le lieu où fini donc par se retrouver, toujours pieds et poings liés, notre fier prince celte, de références à la féminité doublée d'un mysticisme aussi trouble qu'envoûtant, que l'auteur évite. Ainsi nous retrouvons nous, contre toute attente, dans l'étrange cité d'Aballo, dont le nom actuel n'est pas sans rappeler celui d'une certaine île de légende : Avallon... de l'île aux femmes (où Bellovèse a semble-t-il rencontré les étranges Gallicènes) à cette ville de femmes, il n'y avait qu'une boucle, que le romancier a allègrement et pour notre plus grand plaisir, nouée. Ainsi, sans prétendre que cette source soit principale, il est tout à fait possible que Jean-Philippe Jaworski, dont les connaissances et la culture semblent particulièrement larges, solides et éclectiques, ait inséré un peu de ce qui deviendra, plusieurs centaines d'années plus tard, le fond culturel et imaginaire du fameux Cycle Arthurien, dont on sait qu'il a lui-même largement puisé dans des contes remontant à des origines celtes aujourd'hui avérées. Ainsi, notre enchanteresse Prittuse n'est-elle pas sans rappeler une certaine Morgane - femme terrible et de sang royal, aux pouvoirs étendus, certes souvent montrée comme mauvaise par la tradition, surtout depuis la chrétienté, mais dont les origines plus anciennes n'en font pas un être à la mauvaiseté aussi manichéennes qu'il peut sembler aujourd'hui. - Morgane, à l'instar de Prittuse est certes une femme puissante et de pouvoir, mais c'est d'abord une femme libre, intelligente, cultivée. de même, ce personnage équivoque de druide un peu décalé, passant de moment d'une grande sagesse à la plus élémentaire des gamineries en un rien de temps, métamorphe (on le dit capable de se transformer en sanglier), marié, semble-t-il, à une déesse qu'il a perdu, et ayant totalement perdu la raison plusieurs années durant à cause de cette même femme, ne se souvenant même pas de son véritable nom, ce Suobnos/Morigenos n'est pas sans rappeler, par bien des aspects, le célèbre enchanteur Merlin auquel, selon les versions, il arrive des aventures sensiblement identiques. Notre Bellovèse ne serait-il pas d'ailleurs, par certains aspects, une sorte d'avatar antique au grand Roi Arthur Pendragon ? Bien entendu, il ne s'agit surtout pas de lire ce cycle -et plus encore ce volume - à l'aune seulement de la légende arthurienne : ce serait tout à la fois trop facile et terriblement injuste. Mais il semble évident que Jean-Philippe Jaworski a su plonger avec ravissement et altitude - et nous emmener de même - dans toutes ces "branches" pour reprendre le mot, éclatées mais fondamentales, de notre littérature, de notre histoire et surtout de cette proto-histoire encore tellement mal connue, de notre fond commun de contes et de légendes , des coutumes ancestrales mais encore vivaces bien des siècles plus tard (les pages consacrées à l'art du filage, entremêlée d'un zeste excessivement fin, subtil, de magie, sont absolument sidérantes) sans doute plus souvent phantasmé que ce qu'il fut dans sa réalité crue. Il serait aussi injuste de ne pas mentionner ce texte en tout point incroyable qu'est La Razzia des vaches de Cooley, l'un des textes fondateurs de l'imaginaire irlandais et une des sources parmi les plus riches de renseignement sur l'ancien monde celte. Car, à l'instar de cette légende irlandaise, nos personnages de papier sont eux aussi de sacrés pilleurs des troupeaux des autres (presque un sport !), ils n'oublient jamais de trancher la tête de leurs victimes pour s'en approprier la force, les druides y sont plus présents que jamais et les dieux, s'ils existent, n'interviennent pas directement !

Tout l'art de Jean-Philippe Jaworski, dont on ne dira jamais assez combien cet homme est doué, est là : de nous faire croire à ce guerrier celte dont les os se sont mêlés à la terre depuis des lustres - pour autant que le Bellovèse mentionné par Tite-Live ait jamais eu d'existence autre que mythique -, de nous donner pour vraisemblables ces femmes incroyables, ces guerriers intrépides aux moeurs implacables, ces rencontres fortuites avec les pratiques occultes, les sortilèges, tout un monde d'illusions, de divinités tutélaires, d'animaux mystiques, de rêves plongeant dans une certaine réalité, sans qu'il soit besoin d'en faire plus qu'il n'en faut : le fantastique parait étonnamment crédible sous la plume du romancier, car il sait nous transporter sans coup férir jusqu'aux frontières délicates et tellement incertaines entre le rêve et l'envoûtement.

Bien que fort éloigné de ces fameux "page turner" si vilainement nommés dans un français plus que douteux (et souvent aussitôt oubliés que lus), c'est fébrilement qu'on suit les pérégrinations de notre héros, tant dans ses souvenirs que sur la longue route qui le sépare de la vérité sur son sort et sur lui-même. Car nul doute que ce passage - cette épreuve, presque de l'ordre du rite initiatique - imposé par cette Morgane (on peut aussi parfaitement penser à la Circé de l'Iliade, Bellovèse ayant par ailleurs de nombreux traits de l'incroyable Ulysse. Lorsqu'on affirme que les références de l'auteur sont innombrables...) antique qu'est Prittuse aura permis à notre roitelet en devenir d'avancer sur le dur chemin de sa destinée, laquelle s'annonce bien entendu ardente et magistrale. Ce troisième opus n'aura pas été de tout repos, à nous autres, pauvres lecteurs déjà en manque d'une suite, même si l'épreuve fut délicieuse - on retrouve ici la faconde et ce sens inouï du rythme et de la digression qui étaient déjà si présents dans le premier volume de ces Rois du Monde -, il nous faudra désormais attendre afin d'en apprendre un peu plus sur la trépidante destinée de Bellovèse, fils de Sacrovèse, prince Turon.
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