Peut-être est-il temps que je me décrive. Je suis plutôt grande, mince du haut, un peu large du bas. J'ai des cheveux noirs traversés de reflets roux, arrondis en frange sur le front, attachés en banane sur la nuque. Des yeux verts. Un visage aigu, un peu coupant, que l'on disait ingrat quand j'étais petite fille. Je me souviens avoir pleuré longtemps un jour, parce qu'un cousin m'avait traitée d'"abominable perruche". Il m'en est resté le sentiment très vif que, pour certains, je peux ressembler à un oiseau. Pourtant, même si j'ai le nez légèrement arqué, j'ai les lèvres pleines et très pulpeuses, et mon teint, je pense, fait penser plus à la pêche qu'à la plume.
Je me laisse porter par la lecture. Mais redressant la tête, je constate que M. Dautrand a les yeux fermés non plus par l'"intensité" de sa propre concentration, mais bel et bien par le sommeil. Il a toujours les mains sous la nuque, mais ses coudes ont nettement fléchi. De sa bouche sort un léger ronflement qui ne trompe pas. Pas seulement un ronflement d'ailleurs : une ou deux petites bulles irisées, comme celles que l'on fait en jouant avec de l'eau savonneuse, et un minuscule filet de bave. Homme affairé et puissant, le voici réduit à son expression la plus simple et la moins masquée. Pourquoi pas d'ailleurs? Je compatis, en un sens. Sa vie doit être réellement harassante, accaparante et épuisante. Et peut-être sans joie. Il faut bien qu'il y ait des moments de grande relâche. Et là, justement, le "masque" cède. Sans rien perdre, en fait de sa beauté. Car je le constate encore : cet homme est beau. Je ne sais pas ce qui a pu lui arriver dans la vie, mais sa séduction n'est pas en cause. C'est vraiment son agitation qui a dû tout gâcher, l'excès d'importance qu'il se donne. Mais là, Dieu merci, dans le sommeil, avec les bulles, tout cède, se défait. Il ne reste plus que cette beauté affaissée et enfantine.
Je me présente : Marie-Constance G., trente-quatre ans, un mari, pas d'enfants, pas de profession.
...son idée de retenir tel ou tel livre qui se prêterait mieux que les autres à la lecture orale ne tient pas debout, avec tout le respect et l'affection que je luis dois. Tous les livres sont bons, à partir du moment où ils passent par ma bouche. Et avec chacun d'eux, tout peut arriver.
Je me présente : Marie-Constance G., trente-quatre ans, un mari, pas d'enfants, pas de profession. Hier, j'écoutais le son de ma voix. C'était dans la petite chambre bleue de notre appartement qu'on appelle la "chambre sonore". Je me récitais des vers de Baudelaire qui me revenaient. Il me semble que ma voix est plutôt agréable. Mais s'entend-on soit-même?
" Il y a dans toute femme quelque chose d’égaré… et dans tout homme quelque chose de ridicule. "
Jacques Lacan
Je crois choisir des textes, mais ce sont eux qui me choisissent.
Avancer encore. Plus loin. Tout en laissant venir, par bribes, à mes lèvres, tous ces petits bouts, fragments, éclats de choses lues qui dansent dans ma tête, ces morceaux de pages que je ferais bien de me mettre en devoir d'apprendre par cœur [...] .
Il me regarde avec cet air de gros chat matois prêt à vous sauter dessus que les flics savent prendre, quand ils veulent tout à la fois paraître compréhensifs et montrer qu'on ne peut pas les rouler.
Une lectrice modèle doit être un instrument parfaitement neutre et docile. Un pur outil. Une pure voix. Une pure transparence. Là est sans doute sa limite, mais là est sans doute aussi sa grandeur."