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Critique de Manetheren


Vivre résonne en moi comme les frénétiques bouffées d'air d'une personne qui se noie dans un océan trouble et qui, pour demeurer au-dessus de la houle, ne tient plus que le fil d'un espoir.

La journaliste tchèque Milena Jesenská (1896-1944), issu d'un certain milieu bourgeois, dépeint les multiples et complexes couches d'une société pragoise d'entre-deux-guerres. Cet ensemble de chroniques, rédigés entre 1919 et 1939 pour divers journaux tchécoslovaques, témoigne d'une large palette d'opinions.

Dans ses chroniques, l'autrice décrit sans ambages la rudesse de la vie pour les fonctionnaires, pour les "petits salariés au salaire minable et à la nombreuse marmaille", pour le personnel des postes mais aussi la position sociale plus favorisée des ouvriers, de manière assez contre-intuitive. Mais ses articles n'abordent pas que la société : elle y parle aussi de cinéma, de Vienne, de mode. Milena parle d'amour. Milena parle de sa vie privée : par exemple, ses merveilleux passages sur sa concierge Madame Kohler, qu'elle appelle "mon amie". Bon, je ne sais pas si elle considère madame Kohler vraiment comme son amie ou si c'est un peu ironique mais elle ne peut pas s'en passer et en parle souvent avec tendresse, notamment lorsque sa concierge subit la violence de ses compagnons.

Ce qui est fascinant dans ce livre est ce regard critique mais sans aigreur d'une contemporaine sur la société à laquelle elle ne se sent pas totalement appartenir. Quand on connaît le parcours de Milena Jesenská, on apprécie d'autant plus son texte et son ton. le rapport mi-figue mi-raisin qu'elle entretient à son père peut donner des clés de lecture de son parcours. On ressent chez Milena une extrême émancipation intellectuelle et dans le même temps, une fascination pour son père et pour la bourgeoisie de Prague dans lequel lui il évolue. Bien qu'elle n'embrassait jamais totalement les conventions de ce milieu, elle était diplômée de l'un des premiers lycées Minerva pour jeunes femmes. Alors que les femmes n'avaient pas encore égal accès à l'éducation, les articles de Milena témoignent d'un éloquent rapport à la culture : elle a le bagage culturel et intellectuel pour disserter de cinéma allemand et américain, avec les références et le recul des connaisseurs. de même pour la littérature avec Kafka ou Jules Romains.

Au travers de l'entre-deux-guerres et jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, elle témoigne d'un fervent appétit démocratique et de son engagement politique et sociétal. Sa proximité avec la vie quotidienne populaire côtoie une forte tendance communiste, un fervent amour pour son pays, mais aussi pour les Juifs, pour les Tchécoslovaques et Démocrates allemands qui habitent dans les Sudètes (région tchécoslovaque peuplée d'allemands, sous une constante menace nazie). le lien direct qu'elle a avec son temps fait de Vivre un témoignage vivace, vivant, vivifiant de l'Histoire.

Mais lorsque commence la seconde partie du livre, j'ai senti mon ventre se tordre. On vit avec l'autrice la Marche à la Guerre : les troubles dans les Sudètes, l'arrivée salvatrice mais temporaire de l'armée tchécoslovaque, les nouvelles arrivant d'Allemagne, la Guerre d'Espagne. Comment résister aux criminels nazis lorsque Français et Anglais, d'un coup de poignard dans le dos, abandonnent les Tchécoslovaques et laissent annexer le territoire des Sudètes ? On sent que Milena altère son discours ; pour continuer à être publiée, le confirme le postface. le vrombissement des moteurs se rapproche. Les chars allemands défilent dans Prague.
Triste jour. Alors Milena nous parle des Allemands foulant les pavés pragois. Alors elle parle de cette jeune femme qui pleure. Alors elle parle des tchécoslovaques qui, déjà, collaborent.

Le reste appartient à L Histoire comme Milena Jesenská y appartient. La postface nous renseigne sur ce qui se passe pour Milena : elle est emprisonnée, interrogée, maltraitée, à plusieurs reprises, et envoyée à partir de 1939 à Ravensbruck. Elle rejoint les 200, 300, 500, 5000 et bientôt 123 000 prisonnières passées par ce camp de concentration, de travail, d'expérimentation médicale sur prisonnières et finalement, camp d'extermination.

Utilisées pour fabriquer des armements, assassinées quand elles ne sont plus capables de travailler, victimes des tortures, des violences, de la faim constante et du froid sournois, des maladies, elles étaient les compagnes de Milena.

Refusant de se soumettre au régime autoritaire des autres prisonnières communistes, jamais n'inféodant sa liberté d'esprit au joug des dictatures de la pensée, Milena n'échappe pas à la maladie. Peu à peu, elle s'épuise et meurt le 17 mai 1944 à Ravensbrück, à 48 ans, d'une infection, et surtout des impardonnables et inoubliables crimes de l'Allemagne nazie.

Milena avait pressenti l'horreur nazie au travers de son travail de journaliste de terrain avant que ses contemporains n'en prennent conscience.

Pour le reste, les mots de Malraux en vaudront mille. Dans son discours, appelant Jean Moulin à entrer au Panthéon :
"Avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration,
avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses ;
avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l'un des nôtres.
Entre, avec le peuple né de l'ombre et disparu avec elle - nos frères dans l'ordre de la Nuit..."
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