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Critique de Presence


Rien n'est permanent. Tout se transforme.
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Ce tome fait suite à La légende du lama blanc, tome 1 : La Roue du temps (2014) qu'il vaut mieux avoir lu avant. C'est le deuxième tome d'une trilogie qui constitue une seconde saison pour la série. La parution initiale de celui-ci date de 2016. Il comporte 46 planches en couleurs réalisées par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, et Georges Bess pour les dessins et les couleurs avec l'aide de Pia pour ces dernières.

Dans une région aride du plateau tibétain, le yéti Ah-Iou et son fils Kr-El sont à la recherche d'un gibier : rien. Trois jours sans même apercevoir une proie. Il ne reste plus beaucoup d'animaux. Avec leurs explosions, les chercheurs de minerai ont empoisonné l'herbe. Soudain une antilope court vers les deux chasseurs, mais elle a une demi-douzaine léopards à ses trousses. Les dieux envoient-ils une antilope aux chasseurs, ou se moquent-ils d'eux ? Un yéti se place sur la trajectoire de l'antilope et la tue d'un coup d'épée. Les jaguars le rejoignent et l'attaquent : il se défend bientôt aidé par son compagnon. le combat fait rage. Dans une autre partie du plateau tibétain, tout aussi désertique, les moines Tzu, Dondup, Topden et Tsöndu continuent d'entraîner Mandarava & Issim à la découverte et à la maîtrise de leurs pouvoirs. Ce que l'on nomme réalité est un rêve, des formes imaginaires, des vibrations. Les moines ont appris à l'esprit des adolescents à vibrer comme le rêve. Leur vibration intérieure et celle du rocher en face d'eux sont au diapason : ils avancent et ils traversent le rocher comme s'il s'agissait d'une forme immatérielle. L'exercice suivant consiste à transformer des cailloux.

Un peu plus tard sur les hauteurs de Chomolungma, Ah-Iou revient au campement des yétis, avec l'antilope sur son épaule droite, et le corps de son fils Kr-El sur l'épaule gauche. Ils les déposent à terre, alors que les autres yétis viennent à sa rencontre, ainsi que les adolescents et les moines. le fils est mort, et les adolescents perçoivent que le coeur du père va éclater de chagrin. Ils décident de réaliser une tricherie sacrée : pénétrer à l'intérieur du cadavre de Kr-El et parler comme s'ils étaient lui. Ils vont doucement pénétrer dans son cadavre et le faire revivre, le ranimer quelques instants. Kr-El se redresse et s'adresse à ceux qui l'entourent. Il leur demande de ne pas souffrir, car il est fier d'être mort en défendant son père. Il leur enjoint de manger l'antilope savoureuse, puis d'offrir son corps aux vautours. Seulement alors son esprit pourra s'envoler libre, pour rejoindre sa demeure céleste. Il leur tend les bras pour qu'ils viennent l'embrasser avant son départ. Les autres yétis accourent et l'étreignent. le corps finit par se relâcher sans vie, les futurs lamas l'ayant quitté. À Lhassa, une répression féroce, impitoyable s'est abattue depuis des années sur la population tibétaine. Les citoyens manifestent dans la rue, avec des pancartes portant le slogan Libérez le Tibet. Un moine s'immole par le feu dans la rue. Les soldats chinois l'abattent froidement. le père William est amené devant le colonel Lao, toujours en compagnie des deux soldates, pour qu'il traduise un avis en tibétain.

D'une certaine manière, le lecteur s'attendait à ce que les auteurs reprennent à peu de chose près la même trame que celle du premier cycle. C'était oublier de quel scénariste il s'agit. Il est donc déstabilisé par la première séquence, en quatre pages, entièrement consacrée à deux yétis. Il n'y a que cinq brefs cartouches de texte évoquant la dégradation du milieu naturel engendrée par l'exploitation de ses ressources, et le fait qu'il serve ensuite de poubelle aux activités humaines. Dans le même temps, ces deux créatures luttent pour leur survie, cherchant de la nourriture, luttant pour leur vie contre d'autres animaux prédateurs. La narration visuelle est extraordinaire. Une première page avec quatre cases de la largeur de la page, le format panoramique rendant compte de l'immensité du paysage. Une deuxième page avec une case verticale de la hauteur de la page, une vue du ciel qui montre la distance qui sépare les yétis de l'antilope, puis des cases horizontales comme accrochées en drapeau au mat qu'est la case verticale pour l'enchaînement des actions qui en découlent. Les deux autres pages reviennent à des bandes de case, la dernière étant de la largeur de la page pour une dernière vision panoramique. le lecteur est submergé par la violence de l'affrontement entre les prédateurs et les yétis, une lutte primale pour rester en vie. S'il y prête attention, il remarque que l'artiste continue à utiliser des couleurs surprenantes, comme différentes teintes de rose, ainsi qu'il le faisait de manière marquée dans le premier cycle, pour une touche discrète évoquant un faible relent de psychédélisme, ou plutôt pour attirer l'attention sur la dimension spirituelle de cette scène.

La séquence suivante revient aux jumeaux qui sont la nouvelle incarnation du lama Gabriel Marpa. Dans la droite continuité du premier cycle, ils bénéficient du mentorat des moines qui leur font découvrir leurs pouvoirs et les aident à les maîtriser. Gabriel leur apparaît également pour les guider quant aux actions à entreprendre. Attentif, le lecteur remarque cette utilisation particulière des couleurs, sous forme de nuances présentes de manière chronique, rappelant de façon subliminale que ce récit ne peut s'entendre qu'en gardant à l'esprit sa dimension spirituelle. L'artiste épate par sa maîtrise de la mise en couleurs, allant d'une teinte dominante pour baigner une scène dans une ambiance particulière, à une mise en couleurs de nature réaliste, ou pouvant passer en mode expressionniste sans rapport direct avec les couleurs de la réalité. Tout du long du récit, il adapte son découpage de planche à la nature de la scène, pouvant passer d'une page avec quatre cases (planche 17) à une planche qui en compte quatorze (planche 44), ou faire dépasser un personnage des bordures d'une case (par exemple planche 8). Il peut passer en mode fantastique (planches 20 & 21, quand Mandarava et Issim discutent avec Gabriel, sur le plan astral), et aller jusqu'au mode le plus descriptif et réaliste (la magnifique vue d'ensemble du temple de Potala à Lhassa, planche 22). Dans ce dernier registre, le lecteur est saisi d'effroi en voyant un moine s'immoler par le feu (planche 11) ce qui peut lui rappeler des reportages sur ces pratiques au Vietnam, par exemple celui de Thich Quang Duc (1897-1963).

Grâce à la qualité des dessins, le lecteur identifie sans peine deux personnages historiques : le dalaï-lama Tenzin Gyatso, et plus surprenant Adolf Hitler. le scénariste montre la domination chinoise sur le peuple tibétain, incarnée par le général Lao, avec ses deux aides de camp féminins, dont une à la vareuse toujours ouverte, montrant sa poitrine dénudée. Il fait venir le père William pour qu'il traduise et écrive en tibétain un avis général à la population. Il y rappelle qu'il est mandaté par l'invincible sauveur du peuple Mao Tsé-Toung, et il y déclare l'éradication des quatre vieilles empoisonneuses : les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles habitudes, et les vieilles tenues. La loi martiale est instaurée et sont interdits les chants, la musique d'envoûtement, les danses chamaniques, les mandalas de sable, la chasteté des religieux et des religieuses, le thé au beurre de yak, l'orge. Seul le blé est autorisé. le lecteur voit bien là à l'oeuvre une politique d'éradication de la culture autochtone pour contraindre à adopter la culture de l'occupant. L'auteur raccroche donc son récit à la réalité historique avec l'intronisation de Tenzin Gyatso comme quatorzième dalaï-lama, tout en aménageant la personnalité et les actes du régent Réting. L'autre personnage historique n'arrive pas comme un cheveu sur la soupe. Il y avait cette petite troupe de nazis à la recherche d'un trésor dans le premier tome, et il s'avère qu'elle a une base dans la région avec ce chef emblématique. le lecteur y voit une convention romanesque de série B, au même titre que la représentation des pouvoirs parapsychiques de Gabriel Marpa, et de ses réincarnations. Il peut également y voir une métaphore de la dictature, de la propension de l'être humain à détruire, et établir un parallèle avec le général Lao, et les méthodes de l'occupation chinoise.

Le scénariste prend le lecteur par surprise en ne reproduisant pas le même schéma narratif que le premier cycle. L'artiste le prend également par surprise en étant encore meilleur que dans le premier cycle, une narration visuelle d'une qualité remarquable, d'une diversité aussi étonnante que discrète, adaptant avec fluidité son niveau de description, utilisant avec subtilité des teintes inattendues pour porter un sens supplémentaire. D'une manière sophistiquée et romanesque, le récit entraîne le lecteur au coeur de l'occupation du Tibet par la Chine, à assister à la répression d'une culture, à l'avènement d'un nouveau chef spirituel et temporel pour le Tibet, avec un récit qui lie ces deux facettes de l'existence, spirituelle et temporelle.
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