Je ne suis pas encore morte

C’est contre les règles de la société que d’avouer avoir été violée à un quasi inconnu. 

J’ai cette image de mes parents en pleine dispute, ce qui pouvait se produire n’importe quand, n’importe quel jour : elle est assise sur le canapé comme une enfant qui boude – elle fait la moue, les bras croisés – ou adossée à un mur dans la cuisine. Elle ne veut pas être la première à capituler. Elle attend qu’il jette ses mains en l’air rageusement, la fixe, bouche bée, pousse un soupir, se passe la main sur le front ou même se tire les cheveux. Elle parie qu’il va prendre le couloir et s’enfermer derrière une porte. Il parle calmement, résolument, la roue géante de son esprit écrase ma mère.

Je leur ai expliqué que Le Suspect et moi nous étions rencontrés quand je suivais son cours d’espagnol à l’université. Je leur ai expliqué que j’essayais de rompre avec lui depuis un certain temps, pour de nombreuses raisons, mais avant tout parce qu’il m’avait violée plus d’une fois. J’ai précisé que lorsque j’avais finalement rompu avec lui pour de bon, six semaines auparavant, il ne l’avait pas bien pris.

Leurs auteurs ne réfléchissent pas. Ils ne sympathisent pas. Ils n’expriment ni pitié, ni indignation, ni dégoût. Chaque rapport relate simplement mon histoire, néanmoins ce n’est pas mon histoire, bien qu’il s’agisse de la même version de l’histoire que je raconterais. Presque mot pour mot. Comme une chose que j’ai mémorisée il y a longtemps et peux encore réciter par cœur.

Les tremblements d’adrénaline se transforment en convulsions, qui se transforment en syncopes, qui se transforment en choc. Lorsque L’Inspecteur revient, il me trouve pliée en trois sur le plancher : je n’ai presque plus rien d’une femme.

Lorsque je prends conscience que je ne suis pas suivie, je me mets à pleurer, à rire, à hurler. Comme des bulles. Comme un carillon. Le rétroviseur montre mon mascara qui coule. Je devrais peut-être me remettre un peu de rouge à lèvres ? Une tache de sang s’étale à l’endroit où je me suis mordu la lèvre inférieure, ça a le goût d’une pièce de monnaie volée dans le bocal, dans la cuisine.