Imperium : À contre-courant

Dans un instant, je vais entrer en scène pour charmer tous ceux qui sont venus chercher un peu de réconfort au Georgia Hall, ce club de jazz de la grande avenue, mais pour le moment, je laisse le son du piano me porter. C’est l’un des rares moments que je m’accorde, quand j’entends ces notes mélancoliques résonner en moi pour aller toucher quelque chose dans mon cœur qui n’a plus vraiment sa place. Et quand le saxophone vient prêter sa voix à la mélodie, je me dissipe complètement dans la musique.

Si le monde est en train de mourir, s’il n’y a plus d’espoir pour la race humaine, je veux être au courant. Et si, comme mon père le pensait, l’atmosphère a une chance de redevenir viable, je ne les laisserai pas garder ça pour eux.

Ma respiration peut reprendre son rythme normal. Putain, c’était dur. Je sais pourtant qu’on ne peut pas se remettre ensemble, ça ne fonctionne pas, je suis persuadée qu’on sera plus heureux comme ça, en tant qu’amis. Mais à chaque fois que je reviens, j’ai mal.

Je refuse de croire que nous, les derniers représentants de la race humaine, continuons à accepter d’être réduits à l’état de simples spectateurs de notre destin. Peut-être que Chet a raison, peut-être que l’aide de Westmount est essentielle. J’ai juste du mal à croire qu’un autre groupe nous tende la main, sans rien demander de plus.

Nous avons presque tous un métier, un logement, une vie à part entière, à la surface. Mais jamais nous ne perdons de vue ce qui nous lie, notre objectif commun : faire tomber cette pourriture d’Irène Miles, l’actuelle présidente de Regalia et fille du fondateur de la compagnie.

Même si la plupart des membres de notre groupe sont soit en sortie, soit couchés, je me sens immédiatement réconfortée à l’idée de me trouver parmi les miens. Je n’étais pas revenue ici depuis des semaines, principalement par manque de temps, mais aussi parce que je sais que chaque passage ici me rappelle à quel point le kilosto me manque.

C’est ici que vivent la plupart des habitants de la cité, sous terre, dans des coins de tunnels, transformés en logements. Beaucoup ne quittent jamais les souterrains, ils y vivent et y travaillent, pour assurer la survie de la cité.

Pour eux, je ne suis qu’une jolie, très jolie poupée, pure et innocente. Ils gobent tous mon histoire tragique de petite orpheline à la voix d’or repérée un soir, presque par hasard. Je crois que c’est ce qu’ils veulent entendre.

Je suis, pour mes admirateurs, un fantasme, une femme enfant, la voix qui les ensorcelle et leur fait oublier toutes celles qu’ils auraient voulu connaitre. Je leur lance des clins d’œil, un sourire coquin aux lèvres, et lorsque je descends de cette scène, je sais que je suis un peu plus proche de mon objectif.

Je n’ai jamais aimé l’odeur du tabac, mais j’ai appris à vivre avec. Tout comme j’ai appris à supporter les regards pleins d’envie des hommes, braqués sur mon corps.