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Critique de Tempsdelecture


Parlons de littérature albanaise avec l'un de ses auteurs les plus connus Ismail Kadaré. Les Éditions Fayard ont publié le 19 janvier le dernier titre en date de l'écrivain albanais : cela n'a rien d'un roman, Ismail Kadaré y mène un dialogue avec lui-même, ou son lecteur, sur trois petites minutes de l'histoire russe. Cinq cents pages sur cette paire de centaines de secondes. Mais ce n'est pas trois minutes prises au hasard, au milieu d'une conversation lambda entre deux quidams. Ces trois minutes représentent une conversation entre Joseph Staline et Boris Pasternak, que l'on rapproche volontiers du Docteur Jivago, mais qui fut l'un des grands poètes de son époque. Trois minutes, qui impliquent également le poète Ossip Mandelstam, et dont personne ne connaîtra vraiment jamais la teneur exacte. Ce n'est pas une simple conversation, c'est une confrontation, presque idéologique, ou ces deux grands poètes russes se sont opposés de manière plus ou moins franche, à travers leur oeuvre comme au cours de leur vie, à l'homme de fer. Si Ismail Kadaré s'implique volontiers personnellement dans les premiers chapitres, il s'efface ensuite pour laisser place aux protagonistes.

Je parlais précédemment de littérature albanaise, de par la nationalité de l'auteur, mais il serait plus juste de parler de littérature soviétique, de l'union des républiques socialistes et soviétiques, aux côtés de laquelle l'Albanie fut alignée jusqu'en 1960 avant de préférer suivre la ligne politique du communisme chinois, l'Albanie fut le dernier pays en Europe à appliquer un régime stalinien. Avant l'intérêt que représente cette conversation téléphonique, au niveau historique, j'aimerais d'abord évoquer cette Albanie que l'on entraperçoit au détour d'un paragraphe évoquant le passé d'Ismail Kadaré, cette histoire d'amour-haine qui régit les relations albanaises avec l'URSS, leur alliance, leur divorce ensuite. Ainsi que le sort réservé aux auteurs en Albanie, comme à Moscou, et cette obligation dont ils sont lestés, de camoufler le moindre propos pamphlétaire sous un vernis épais d'hypocrisie. Si Mandelstam n'a pas réussi à passer entre les filets de la geôle soviétique, Pasternak, ainsi que Kadaré échapperont à l'emprisonnement, leurs oeuvres ne passeront pas l'épreuve de la censure, en revanche. La révolution culturelle l'obligera ainsi à vivre à la campagne et à accomplir du travail manuel, l'Albanie étant un pays très ruralisé.

Mais qu'est-ce que Joseph Staline et Boris Pasternark ont bien pu se dire durant ces minutes interminables, on peut s'en douter, au vu de la position de Pasternak et Mandelstam envers le pouvoir ? C'est cette interrogation qui mène le fil de ce récit, avec l'analyse de treize versions différentes entretenues par l'entourage de Pasternak. Et qu'incidemment l'auteur albanais a vécu lui-même en écho, comme une étrange récurrence, lorsque le président albanais, Enver Hoxha, lui a téléphoné pour le féliciter après la publication d'un de ses poèmes.

J'ai été assez partagée par ce texte : un peu agacée par la lenteur à laquelle on découvre ces trois minutes, par les différentes hypothèses exposées pour finir par conclure, que nous ne sommes pas plus avancés. Il faut dire aussi que la forme du texte, composé de très nombreux paragraphes, courts, à mon sens ne favorise pas vraiment la fluidité du récit. La confusion et la disparité du texte sont entretenues par ces trois grandes parties, consacrées chacune à un thème différent et pas vraiment liées entre elles. À chaque paragraphe, l'auteur ne nous accorde que des bouts d'information, qu'il peut reprendre quelques paragraphes ou pages plus loin, à charge pour nous de reconstituer le puzzle d'une époque, d'événements particuliers. Cette explosion de la narration porte clairement à une certaine confusion, c'est un véritable patchwork qui mêle Moscou, et son institut Gorki, une Albanie, une petite nation par sa taille, mais au caractère bien trempé, de celui qui a refusé la déstalinisation, face au petit père des peuples, celui qui dirige un empire soviétique, mais qui est toujours ramené à ses racines géorgiennes et paysannes, ce "montagnard du Kremlin" selon Mandelstam, un "nain, au corps d'adolescent et au visage vieilli" par Pasternak. On peut comprendre la vexation de Staline.

C'est un texte à la fois très intéressant qui se penche sur un point d'histoire et de littérature dont j'ignorais absolument tout, parce qu'il évoque aussi les relations de trois figures littéraires avec le pouvoir : Ossip Mandelstam, le sujet même de la conversation, la campagne de dénigrement de Boris Pasternak, l'interlocuteur de Staline, et l'auteur lui-même. Si les positions d'Ossip Mandelstam, arrêté par deux fois, sont plutôt claires et apparaissent comme celles d'un contestataire et opposant farouche à Staline, celle de Pasternak est plus voilée. Mais elles vont finalement dans le même sens : cette campagne menée contre Pasternak l'ayant empêché de sortir du pays pour accepter le prix Nobel.
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