Prose et poésie d'Ossip Mandelstam (France Culture / Répliques). Photographie : Ossip Mandelstam, vers la fin de sa vie. © Mandelstam Centre, Moscou. Production : Alain Finkielkraut. Réalisation : Didier Lagarde. Avec la collaboration de Anne-Catherine Lochard. Diffusion sur France Culture le 19 mai 2018. Ossip Emilievitch Mandelstam (en russe : О́сип Эми́льевич Мандельшта́м), né le 3 janvier 1891 (15 janvier 1891 dans le calendrier grégorien) à Varsovie et mort le 27 décembre 1938 à Vladivostok, est un poète et essayiste russe. Il est l'un des principaux représentants de l'acméisme, dans la période dite de l'âge d'argent que la poésie russe connaît peu avant la révolution d'Octobre.
Il écrit en 1933 une Épigramme contre Staline, qui lui vaut arrestation, exil, et finalement mort durant sa déportation vers la Kolyma.
Évocation de la vie et de l'uvre d'Ossip Mandestam dont Le Bruit du Temps publie une nouvelle traduction.
« Le Bruit du Temps est une maison d'édition qui redonne confiance dans la vie intellectuelle. Après notamment l'immense poème épique de Robert Browning, L'anneau et le livre, et les uvres complètes d'Isaac Babel, voici que paraissent en deux volumes somptueux la prose et la poésie d'Ossip Mandelstam : uvres poétiques et uvres en prose. Je ne pouvais laisser passer une occasion si belle. J'ai donc invité celui qui a entrepris la retraduction de tous ces textes : Jean-Claude Schneider et l'historienne d'art Véronique Schiltz, qui a aussi traduit le poète Joseph Brodsky. Avant d'entrer avec eux dans luvre fascinante et difficile, je voudrais demander à ces deux grands lecteurs ce qu'il faut savoir de la vie de l'homme dont nous venons d'entendre la voix. » Alain Finkielkraut
Invités :
Véronique Schiltz, archéologue et historienne de l'art française, orientaliste et helléniste
Jean-Claude Schneider, poète, essayiste et traducteur
Sources : France Culture et Wikipédia
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Je n’ai pas envie de parler de moi, mais de tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps.
Ses doigts sont gras comme des vers
Des mots de plomb tombent de ses lèvres
Sa moustache de cafard nargue,
Et la peau de ses bottes luit.
Ossip Mandelsman parle de Staline. Il lui coûtera d’être arrêté et condamné à la relégation. Il mourra quatre ans plus tard dans un camp de transit vers la Kolyma.
Une tristesse inexprimable
A ouvert deux yeux immenses.
Le vase de fleurs s’éveillant
Nous éclabousse de cristal.
Toute la chambre est imprégnée
De langueur — délicieux remède !
Penser qu’un si petit royaume
A englouti tant de sommeil.
Il n’y a qu’un peu de vin rouge
Et qu’un peu de soleil de mai —
La blancheur des doigts les plus fins
Émiette le mince biscuit.
LA PIERRE
1909
« Toute la chambre est imprégnée
De langueur – quel délicieux remède !
Penser qu’un si petit royaume
A englouti tant de sommeil »
« Souffre de ton angoisse comme d’une fable
Et soit tendre avec le superbe ennui. »
LENINGRAD
Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots,
Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau.
Tu es de retour, avale donc d'un trait
L'huile de foie de morue des lanternes de Leningrad sur les quais !
Le petit jour de décembre, reconnais-le bien vite
Au jaune d'œuf dissous dans le goudron sinistre.
Pétersbourg ! je ne veux pas encore mourir :
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg ! J'ai les adresses d'autrefois
Où je reconnais les morts à leurs voix.
J'habite l'escalier de service et la sonnette
Arrachée avec la chair tinte dans ma tête.
Et toute la nuit jusqu'à l'aube j'attends les hôtes chers
Et les chaînettes de la porte cliquettent comme des fers.
Décembre 1930, Leningrad.
"L'air grisâtre est bruissant et moite ;
On se sent bien et à l'abri dans la forêt.
Docile je vais porter une fois encore
La croix légère des promenades solitaires.
Et de nouveau, vers l'indifférente patrie,
le reproche, comme l'oiseau, monte en spirale.
Je participe à la vie ténébreuse, je suis innocent de ma solitude.
Un coup de feu. Sur le lac assoupi
Les ailes des canards pèsent lourd à présent.
Les troncs des sapins sont hypnotisés
Par le reflet d'une double existence.
Ciel vitreux à l'étrange miroitement,
de l'univers la brumeuse douleur -
Ô permets-moi d'être pareillement brumeux,
Permets-moi de ne pas t'aimer."
En me privant des mers, de l'élan, de l'envol,
Pour donner à mon pied l'appui forcé du sol :
Quel brillant résultat avez-vous obtenu ?
Vous ne m'avez pas pris ces lèvres qui remuent !
À quel temps désires-tu vivre ?
Je désire vivre à l’impératif du participe futur, à la voix passive: au « devant être « .
Extrait de l'épigramme à Staline ( 8 distiques, composés mentalement et chuchotés à quelques personnes -dont un mouchard). Il n'aurait été "écrit" par Mandelstam qu'à la prison de la Loubianka, sur l'ordre de ses interrogateurs.
"Ses doigts, épais, sont gras comme vers de terre,
ses mots, infaillibles comme des poids d'un pound
L'entoure une racaille de chefs au cou frêle,
sous-hommes dont il use comme de jouets.
Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche,
Lui seul s'amuse en père fouettard et tutoie
Il forge comme fer à cheval, ses oukases
frappe, qui à l'aine, qui au front, qui à l'oeil..."(1933)