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Critique de Tempsdelecture


Ces nouvelles sont prétexte à l'exploration d'un huis-clos que l'auteure présente, pénètre subrepticement, analyse et dépeint. Et à un moment donné, se passe un déclic, tout comme Betty, personnage issue de la nouvelle Les Soeurs, lorsqu'elle se rend compte que sa soeur est rentrée définitivement à la demeure familiale, héritée conjointement à la mort de leur père, et qui se décide à agir pour « expulser » l'occupante indésirable du logis qu'elle a toujours occupé et entretenu alors que celle-ci faisait sa vie en Angleterre. Pas de cris, pas de sang, seul un geste plein de cruauté et d'agressivité refoulée qui finira par annihiler tout désir de cohabitation. Il s'agit aussi de dénoncer l'impossibilité pour certaines personnes de cohabiter ensemble, ou plutôt, de dénoncer cette impossibilité pour eux de se séparer avant qu'il ne soit trop tard et que les gens s'abîment les uns les autres ainsi ceux qui les entourent. Impossibilité à vivre vraiment ensemble, impossibilité de vivre séparément, Claire Keegan ne propose aucune solution, elle laisse ses personnages vivrent comme ils l'entendent jusqu'au point de non-retour. Ces relations impossibles sont vouées à la destruction tôt ou tard, on le comprend vite: chaque cellule familiale, décrite dans chaque différente nouvelle, se situe à un stade différent. Quoi qu'il en soit, on subodore que l'un des individus sera sacrifié, le plus faible, le plus seul, sur l'autel de l'aveuglement, de l'égoïsme et de la lâcheté individuelle ou collective. On ressent parfaitement cet espèce de bataille sous-jacente, de la solitude désespérée dans laquelle les individus sont si profondément ancrés, de ces gens qui ne se supportent plus mais qui restent ensemble par « nécessité »: personne n'ose briser la cellule familiale, par habitude, par peur de l'inconnu, pour raison pécuniaire ou pour tout autre motif, même si l'ailleurs représenterait peut-être une fenêtre ouverte au bonheur. La famille, de quelle forme qu'elle soit – traditionnelle, recomposée, en devenir – est un exercice difficile tout comme la communication entre les individus est difficilement réalisable. le discours directe, qui transpose les dialogues, est d'ailleurs rare et peu fourni, il est souvent constitué de répliques isolées, de bouts de phrases composés uniquement de quelques mots: à la parole de l'un s'oppose le silence obstiné de l'autre comme dans La caissière chantante, qui dépeint la vie une fratrie, composée de deux soeurs, qui finissent par découvrir l'innommable dans la rue où se trouve la maison qu'elles habitent seules depuis le décès de la mère.

Entre les taiseux, les menteurs ou simplement les dissimulateurs, les non-dits submergent cette société irlandaise, où l'essentiel consiste finalement à essayer de vivre simplement et de survivre. Non-dits à l'image de la langue de Claire Keegan aussi économe en mots que puissante par ses images et les sentiments qu'elle sait provoquer chez son lecteur: une campagne et un pays austères et bruts à l'image de ses habitants ne faisant que se refléter à travers son écriture concise et brève, incisive, sans concession qui laisse toute la place aux personnes, aux objets même, à leurs regards et sentiments, qui ne s'expriment pas forcément avec les mots. Les bruits, tels les crépitements d'une machine à coudre, les ronflements du voisin, la radio allumée, les cancans des femmes du quartier, le chant aussi bien que les regards – l'éclat des bijoux clinquants, les odeurs – la fumée de cigarette, les relents de cendre froide du cendrier ou même le goût – la saveur lactée et écoeurante sur le palais de la jeune narratrice.

Les questions ne trouvent souvent aucune réponse et laissent place à la sensibilité du lecteur pour y répondre de lui-même. Car, bien souvent, les fins des nouvelles sont plutôt abruptes, à mon sens, il n'y a réellement de dénouement comme si l'auteure ne voulait pas apporter une fin ferme et définitive à ses histoires mais tenait à laisser en suspens le destin de ces hommes et femmes, dont nous n'avons su appréhender qu'une bribe de vie. Elle a ainsi conscience que ces quelques pages ne sauront satisfaire à comprendre l'exhaustivité d'une vie entière.

Habile psychologue, Claire Keegan possède une finesse d'esprit et d'écriture assez rare. Elle pointe du doigt et creuse les grandes fêlures de ses personnages abîmés, malheureux dans leur vie, momentanément ou définitivement, de familles escagassées, d'une société impitoyable qui s'épuise dans les erreurs et les faiblesses de ses individualités. Avec une telle acuité d'esprit, elle est la preuve que parfois, une écriture brève mais efficace est parfois terriblement plus éloquente qu'une logorrhée sans fin.

Surtout, ne passez pas à côté des textes de Claire Keegan, accordez-vous deux heures pour lire, explorer et savourer L'Antarctique, qui reste, à mon humble avis, un de ces recueils qui rendront votre journée meilleure.
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
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