Tigres et démons, tome 2 : Tigres à la une

Même à cette distance, je jure que le temps ralentit lorsque le bébé s’envola par-dessus l’allée pour atterrir sur l’herbe de l’autre côté, sa tête se séparant de son corps sous le choc avant de rouler et enfin s’arrêter.

J’entendis Roger gémir derrière moi, et je ralentis. Il n’y avait plus rien à faire désormais. Le cycliste sautait maintenant de son vélo et, pâle comme un linge, s’approchait lentement de la scène de crime macabre.

Roger me doubla et s’agenouilla à côté de la minuscule victime. Il leva les yeux vers moi, la terreur se lisant sur son visage.

— Fran va me tuer.

Il regarda le poupon réaliste, désormais en pièces, puis le cycliste plié en deux en train de vomir. Il faudrait que j’aille apaiser sa culpabilité avant qu’il rende un poumon.

Je t’en prie, aie pitié de moi et commande une pizza.

— Nan. Je vais rester ici toute la nuit, affalé sur toi.

— Ça va être compliqué pour aller aux toilettes. Mais d’accord.

Et sans prévenir, je me retrouvai sur le dos, et Dec se vautra sur moi.

— C’est mieux, sourit-il.

— Je déteste quand tu fais ça.

En fait, je ne détestais pas du tout.

— C’est faux.

Il était télépathe.

Alors, je l’embrassai à nouveau. Même si son haleine empestait.

Il traça de son doigt l’hématome sur ma joue, plus délicatement qu’il l’avait fait plus tôt.

— Est-ce que c’est mal si je te trouve encore plus sexy maintenant ?

Dec était assis près de la fenêtre. Heureusement pour moi, sinon j’aurais dû aller les espionner dans le café, avec des trous découpés dans un journal pour les yeux. J’avais gagné mon diplôme en techniques d’espionnage à l’université des Looney Tunes. Peut-être même que Dec avait choisi cette table juste pour se prouver qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter – que Heyward et lui étaient ouvertement gays et qu’ils n’avaient aucune raison ni soupçon de se cacher pour quoi que ce soit. Il se leva lorsque Heyward l’approcha, et je plissai les yeux comme si je pouvais les faire zoomer comme un téléobjectif. Heyward commença par ce qui ressemblait à une attaque préventive d’accolade, mais Declan s’éloigna et lui offrit sa main à la place.

Équipe Simon : 1 ; Équipe Heyward : 0.

— C’est juste que… je recommence à nous traîner dans la merde.

C’en était assez. Je le fis pivoter pour qu’il soit face à moi.

— Arrête. Tu ne fais rien du tout. C’est Heyward, le responsable. Tu es juste entraîné dans tout ça.

— Et toi, par défaut. Et j’aime la façon dont tu t’appliques à ne pas dire son prénom.

Étais-je en train de Voldemort-iser l’ex diabolique ?

— Bien, Greg. Voilà, je l’ai dit. Greg, Greg, Greg.

C’était comme crier dans une tempête en approche.

— Tu te sens mieux ? demanda Dec, souriant légèrement.

— Pas vraiment.

— Juste une chose. Continue peut-être de l’appeler Heyward. Prononcer son nom de cette manière, c’était effrayant.

Je me sentais effrayant.

— Ça marche.

— Rendre mes ovules et le sperme de Roger plus compatibles ?

Je parlais bien trop des parties intimes de ma famille et de mes amis ce soir.

— Est-ce qu’il y a une émission genre Masterchef pour les gens qui veulent concevoir ?

Fran rigola, ce fut agréable à entendre.

— Salaud. Mais s’il en existe une, tu pourras tirer quelques ficelles pour nous ?

— Bien sûr.

— Soyez nos amis, c’est tout. Ça fait du bien de vider son sac. Et sois là pour Roger quand il aura besoin d’en discuter. Si ça arrive.

— Est-ce qu’il le prend mal ?

— Oui. Tu sais ce que c’est. Quand un homme pense que quelque chose pourrait clocher chez lui, surtout si ça a un rapport avec son pénis, il a tout d’un coup du mal à surmonter ça.

Le soleil était chaud, mais pas trop. En fait, le vent en provenance de la mer était frais et contrebalançait toute la chaleur que le soleil dégageait. Je tendis la main devant moi pour attraper celle de Dec. Cela le freina un peu et il se retourna, surpris. Puis il sourit, un sourire si plein d’amour et de tendresse qu’il semblait plus lumineux que tout ce qui nous entourait – le sable blanc, le soleil se réfléchissant sur la surface des vagues –, il était capable de m’envelopper et m’avaler tout entier. Le mantra que je me répétais souvent dans ces rares moments d’intimité publique se mit en route : C’est pour toutes ces fois où je veux lui prendre la main ou qu’il veut prendre la mienne, mais où nous ne nous sentons pas assez en sécurité. C’est pour toutes ces fois que d’autres couples prennent pour acquises, mais que nous devons arracher en quantité limitée lorsqu’elles nous deviennent accessibles. C’est pour ces fois où je ne peux pas faire une chose aussi simple telle que prendre la main de Dec, en un minuscule signe d’affection, pour lui montrer à quel point je l’aime.