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Critique de HordeDuContrevent


Comment écrire sur cet OVNI qu'est « le placard » du coréen Un-Su Kim ? Vous avouer que j'ai explosé de rire dans une morne salle d'attente bondée, puis refrénant quelque peu mon rire devant les regards interrogateurs, des larmes de joie sont arrivées, irrésistibles ? Vous dire que j'ai ressenti, le coeur serré, la solitude tragique du narrateur et des « symptomatiques » ? Vous exprimer combien j'aime me laisser porter ainsi par une oeuvre différente en attendant de voir, en faisant confiance ? Vous expliquer que par instants, j'ai levé les yeux, rêveuse et épatée, entrevoyant ce qui se cachait derrière l'absurdité des propos lus ?

L'absurde de ce livre permet de faire un pas de côté tout en riant, en étant émue et en réfléchissant. D'être étonnée, et il est bon d'être surprise c'est tellement rare. Ou comment un livre barré apporte bien plus qu'il ne le laisse penser de prime abord.

Le placard, c'est quoi ? C'est un placard comme on l'imagine dans une administration poussiéreuse (vous le voyez là, étroit, marronné, triste ?), il porte par hasard le numéro 13, mais c'est le seul pourvu d'un cadenas à quatre chiffres. Il n'en faut guère plus pour attirer la curiosité de notre narrateur, qui s'ennuie à mourir, pour qu'il ait envie de l'ouvrir. Et ainsi « Plusieurs heures chaque jour, désormais, je suis devant le cadenas, essayant toutes les combinaisons. de 0000 à 9 999. Ce n'est pas un travail trop difficile. Tu fermes les yeux et tu essayes juste dix mille fois. Heureusement, la bonne combinaison est « 7863 », donc au bout de sept mille huit cent soixante-trois tentatives, le cadenas s'ouvre ». Il va découvrir à l'intérieur 375 dossiers sur des « symptomatiques », une cohorte d'humains hybrides ou dotés de mystérieuses capacités : une femme qui héberge un lézard dans sa bouche, un homme qui a un gingko poussant au bout de son doigt, des mosaïqueurs qui tente de modifier leur passé, des torpors c'est-à-dire des gens qui dorment longtemps, de deux à vingt-quatre mois, sans se nourrir ni se réveiller à aucun moment, un homme cure-dent, etc…

Cela fascine notre narrateur. Enfin. Car là où il travaille, personne ne lui confie aucune tâche et personne ne s'intéresse à lui. Il ne fait rien, hormis trente minutes chaque matin à vérifier des colis. Il se demande pourquoi il a été engagé : « je me demande ce que la Direction pense de moi, ils voulaient peut-être engager un cintre ? ou un calendrier ? et que, par une erreur mystérieuse, ils m'ont choisi… » D'ailleurs on peut se demander s'il n'est pas mis dans un placard, et au début j'ai même cru que cela était le thème du livre. Après l'angoisse, l'inquiétude, la tension, la sensation d'être juste une plante en pot, avoir découvert ce placard lui permet de se changer les idées, de s'évader du train train quotidien de son univers professionnel bureaucratique, de sortir de sa banalité affligeante, puis même de devenir assistant du Docteur Kwon qui est celui qui recense précisément tous ces cas de mutants et donc d'être au contact de ces personnes mystérieuses.

Nous sommes au début interpellés par ces destins hors normes à la poésie étrange et fascinante, puis nous comprenons peu à peu que ces mutations sont des adaptations à une société dans laquelle ils ont du mal à s'intégrer. Par exemple les torpors se donnent le droit de dormir longtemps lors de situations critiques et, tels l'ours ou le serpent qui sombrent dans le sommeil pour éviter la saison rude, ils en ressortent plus forts au réveil. Se donner le droit de déconnecter pour se protéger et revenir plus fort. Ca nous parle n'est-ce pas ? Ou encore évoquons le cas des mosaïqueurs qui truquent, tronquent, changent des mémoires personnelles traumatisantes pour reconstruire un passé. Ils cherchent à manipuler leur mémoire comme on fait avec des fichiers informatiques. Pour soigner leur présent. Au risque de mettre à mal leur futur. Oui, si les premières histoires font sourire et rêver, on sent petit à petit poindre la détresse humaine.

Ce livre dénonce. Ce livre est une satire débordante de liberté. Il dénonce de façon a priori burlesque, décalée. de façon humoristique, genre humour noir. Il dénonce la perte de sens au travail, la non acceptation de la différence, la course à la productivité, le non sens de la vie, la solitude, les communautarismes, les brimades au travail. Cette dénonciation est complètement d'actualité, j'en prends pour exemple le rejet des personnes ayant deux sexes.

Dénonciation du non sens de l'existence, ainsi le narrateur décide-t-il de dépenser l'héritage de sa maman défunte en canettes de bières. Et tous les jours pendant cent soixante-dix-huit jours il ne cesse de boire des bières toute la journée, puis les écrase, ne mangeant rien d'autre que quelques cacahuètes pour accompagner son breuvage. Son appartement est envahi de canettes, certaines pleines, d'autres écrabouillées. Et « À l'intérieur de moi roule comme une rivière d'énorme détresse et d'impuissance, des eaux terriblement violentes et contre lesquelles je suis absolument démuni ».

Nous avons du mal à comprendre que certains puissent vieillir plus vite que d'autres, que certains puissent avoir faim avant d'autres, que certaines puissent tomber amoureux plus vite que d'autres – et se lasser plus vite –, que certains puissent tomber amoureux à nouveau après avoir pleuré une séparation des nuits entières, alors imaginez, comment comprendre ces symptomatiques ? le narrateur, pourtant au contact avec eux, se laissera lui-même envahir par le rejet de ces êtres hybrides en s'apercevant, après une nuit d'amour fabuleuse, que la femme magnifique qu'il a dans on lit a un pénis. Il se sauvera, lamentable et lâche et en éprouvera de la culpabilité ensuite : « Quelles que soient tes prétentions affichées, ce qui gouverne ton corps et ton esprit n'est rien d'autre que les vieilles idéologies conservatrices. Tu es incapable d'accepter ce qui est différent, ce qui est au delà de la barrière que tu as installée. Tu demeures ce que j'appelle un “lâche”. - Ça doit être ça, oui, j'ai sans doute eu peur. Elle a un organe génital masculin, certes, mais cela ne l'empêche nullement d'être belle, ne change rien à sa culture, sa gentillesse sa prévenance. Je sais. »

J'ai aimé les aphorismes qui concluaient chaque petite histoire. On y retrouve la concision asiatique, tel un tanka ou un haiku, venant apporter une lumière différente et condensée au chapitre que nous venons de lire.

Notez enfin l'humour extraordinaire et jubilatoire de ce livre qui a une liberté de ton salvatrice : « Me voilà donc dans un bistrot devant une table garnie de poulpes, de poitrine de porc, de concombre et de carottes, d'ail et de piment, d'un magicien et d'un type de 130 kilos qui veut devenir chat. N'est-ce pas une rencontre fantastique ! Si je suis excité ? Absolument. Tellement excité que j'ai presque envie de me couper la cheville qui m'a mené dans un train dès l'aube pour cette destination lugubre. »

L'auteur nous avait prévenus au début du livre qu'il allait nous amener vers des rivages différents et peu fréquentés par la littérature habituellement. Une gageure réussie avec brio ! Merci à @Kirzy et @Roadreader (dont la chronique détaillée est un régal) de m'avoir donné envie de le lire !

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