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Critique de Presence


Ce tome fait suite à GrassKings (épisodes 1 à 6) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire complète en 15 épisodes, regroupés en 3 tomes. Il comprend les épisodes 7 à 11, initialement parus en 2017, écrits par Matt Kindt, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tyler Jenkins, avec Hilary Jenkins pour les couleurs, et avec un lettrage réalisé par Jim Campbell. Chaque épisode bénéficie d'une couverture principale réalisée par Jenkins, et d'une couverture variante réalisée par Kindt. Ce tome comprend également les couvertures variantes réalisées par David Rubín, Troy Nixey, Paul Maybury, Artyom Trakhanov, Nick Pitarra. le tome commence par un trombinoscope qui présente 14 des principaux personnages : Shelly, Johann Holzel, les soeurs Satellite (Judy & Patch), Baron, Humbert Junior, Archie, Ashur, Pinball, Pike, Hemingway, Bruce, Robert, Maria.

Bruce (le policier officieux de Grass Kingdom) est venu rendre visite à Robert (le responsable de la communauté, son frère) qui est en train de travailler aux champs. Bruce demande à Robert comment va Maria. Robert le prie de passer à la raison véritable pour laquelle il est venue papoter avec lui. Bruce lui indique qu'il a discuté avec Humbert junior (le vrai shérif de Cargill, la ville officielle d'à côté) et que ce dernier a fait allusion à la possibilité de la présence d'un meurtrier au sein de la communauté de Grass Kingdom. du coup, il se demande s'ils connaissent si bien que ça ses membres. Robert indique qu'il n'y a pas d'archives écrites, mais que ça vaut le coup de poser la question à Hemingway, surnom donné à l'écrivain qui s'est installé dans la communauté. Ils vont le voir. Bruce lui rappelle qu'il l'avait déjà croisé à Raven (un quartier de Cargill) et Hemingway indique qu'effectivement il s'y était rendu pour écrire un article sur le jeune homme assassiné retrouvé par Bruce qui avait mené l'enquête. Bruce était allé questionner le dealer de méthadone de la victime, qu'il avait embarqué au poste. Mais il n'avait rien réussi à en tirer avant que son avocat n'arrive.

Hemingway continue ses explications en disant qu'il est venu s'installer à Grass Kingdom pour retrouver le tueur du jeune homme, assassin surnommé Thin Air Killer, suite à un autre meurtre commis dans la communauté, celui de madame Jen Handel qui fut l'institutrice de la communauté pendant un temps. du coup, les 2 frères se rendent dans les ruines de la maison où elle habitait, ravagé par un incendie. Bruce se souvient que le shérif Humbert était également convaincu que la mort de madame Handel était un crime, mais que l'avis général était qu'il s'agissait d'un suicide. Ils s'en retournent poser des questions à Pike amérindien et épicier, qui a un avis mais qui le garde pour lui. le soir, Bruce en parle à Shelly la mécanicienne. En contemplant le ciel étoilé avec elle, il repense au passé au fait qu'il était retourné voir le dealer pour le menacer, l'agresser physiquement, jusqu'à temps qu'il crache ce qu'il savait.

Le lecteur revient lui aussi déambuler dans la communauté de Grass Kingdom car il se demande bien comment elle a pu survivre à la violence du tome précédent. Il commence par se demander s'il n'a pas rêvé et s'il se souvient bien du tome précédent. Vérification faite, c'est bien la suite. Il n'est pas fait mention de la violence. Matt Kindt a arrêté l'introduction relative à des morts violentes au cours de l'Histoire sur ce territoire. Il a même changé de registre pour ses couvertures. Elles ne dépeignent plus un meurtre violent commis sur la terre de Grass Kingdom, mais pastichent des couvertures de romans policiers violents associés à une phrase qui joue sur le sensationnalisme. La première indique qu'ils ont construit un royaume sur la mort et qu'il va bientôt baigner dans le sang. le lecteur en déduit que le point de focalisation va se trouver un peu déplacé pour cette deuxième partie. Au fur et à mesure des séquences, il note les éléments qui lui permettent de situer l'action. Bruce fait bien allusion à l'entretien qu'il a eu avec le shérif Humbert junior à la fin du premier tome ; l'action se situe donc bien après cette rencontre. de la même manière, Maria est toujours là et il est fait référence à d'autres événements exposés dans le premier tome.

Effectivement la structure de ce deuxième tome diffère de celle du premier. L'enjeu ne réside plus dans la venue de Maria, mais dans l'un des crimes évoqués dans le premier tome : celui de Jen Handel. le lecteur plonge dans un polar en bonne et due forme, avec une structure qui sait tirer le meilleur parti des personnages installés dans le premier tome. Cela commence donc avec les frères Robert et Bruce qui s'interrogent sur ce qui travaille le shérif sachant qu'il risque d'en prendre le prétexte pour revenir fourrer son nez dans les affaires de la communauté. Cela continue avec Pike et Ashur dont la curiosité a été piquée, mais aussi parce qu'Ashur souhaite apporter son aide à son grand frère Robert. Tout naturellement, Robert en parle à son invitée Maria qui sent qu'il y a quelque chose de louche là-dessous, à la fois parce que son ex-mari s'y intéressait, à la fois parce qu'elle perçoit la loi du silence imposée par plusieurs hommes de la communauté. Matt Kindt a conçu une structure particulièrement élégante dans laquelle plusieurs individus se renseignent chacun de leur côté, ou en tandem, interrogeant des personnes différentes. À chaque fois que le nom de Jen Handel est évoqué, cela fait surgir des souvenirs du passé, soit de la relation de l'interlocuteur avec elle, soit de ce qui l'a motivé à intégrer la communauté de Grass Kingdom. Ainsi le scénariste associe une enquête réalisée par partie grâce à différents personnages, à la découverte d'une partie du passé de quelques-uns des membres de la communauté.

Par contre, le lecteur retrouve inchangée la manière qu'à Tyler Jenkins de réaliser ses planches. Il continue de détourer les formes avec un trait très fin, pas toujours jointif, pouvant sembler tremblé par endroit. S'il se livre à l'exercice de ne considérer que les traits encrés, le lecteur a l'impression de regarder des dessins aux contours rapidement esquissés, sans repasse pour lisser les contours. À certains endroits, il utilise parcimonieusement de petits aplats de noir aux formes irrégulières. Il y a quelques traits dans certaines formes détourées pour indiquer un pli dans un habit, ou une aspérité, une texture. S'il reste dans cette vision des cases, il remarque aussi que l'artiste peut réaliser plusieurs cases sans arrière-plan, jusqu'à une page entière. Pourtant l'impression globale de lecture est fort différente. En effet, Tyler Jenkins continue à réaliser lui-même sa mise en couleurs à l'aquarelle avec Hillary Jenkins, ce qui change complètement l'apparence des pages. En particulier, les séquences en extérieur étonnent par la vie qui s'en dégage, alors que les contours des formes sont tout autant esquissés. Pour la séquence d'ouverture, le dessinateur a dessiné rapidement quelques formes de feuillage d'arbre, une barrière et quelques langues de terrain. La peinture y apporte de la texture, faisant ressortir les arbres, les différents sols, les flaques d'eau, donnant une impression de grand air. Quelques pages plus loin, Bruce et Robert avancent dans l'herbe haute, représentée par quelques traits, mais à nouveau l'aquarelle lui donne de la consistance.

Lorsque Pike se souvient de son passé avant Grass Kingdom, les pages montrent une cabane sous la neige, puis juste la neige. Là encore, quelques touches d'aquarelle font des merveilles pour apporter le relief nécessaire sur la page blanche. Il faut que le lecteur prenne un peu de recul pour se rendre compte de l'économie de moyen avec laquelle l'artiste réussit à animer le blanc de la page. Jenkins fait preuve d'un savoir-faire extraordinaire pour ainsi habiller ses traits encrés, avec une discrétion délicate. S'il veut en prendre la mesure, le lecteur peut focaliser son attention sur la couleur du ciel quand il est visible et regarder les différentes teintes qu'il peut prendre en fonction des séquences. L'artiste gère le degré de détails de ses dessins avec maestria. Il peut donc passer de silhouettes rapidement tracées pour une conversation, sur un fond vide, à la représentation de l'appareillage électronique tapissant un mur de la maison des soeurs Satellite, avec tous les degrés intermédiaires, par exemple des voitures plus ou moins génériques, ou plus ou moins précises.

Ainsi emporté par la narration visuelle très personnelle, le lecteur découvre une partie du passé de quelques habitants, leurs relations interpersonnelles, l'existence d'un historique entre eux avec des secrets de nature différente, pas forcément criminelle. Par le biais de cette structure sophistiquée, Matt Kindt déroule donc une enquête délicate sur des faits passés depuis plusieurs années, auprès d'individus très attachés à leur vie privée, ayant adopté un style de vie non-conformiste. S'il a déjà lu d'autres ouvrages de Kindt, il sourit en voyant qu'un personnage mentionne l'écrivain P.K. Verve, auteur fictif mentionné pour la première fois dans Revolver (2010) de Kindt. le scénariste ne dépeint pas les habitants de la communauté comme des illuminés, ou de dangereux criminels ayant choisi cette solution pour échapper à la justice. Il s'agit d'individus ayant été en butte avec un milieu social ou professionnel qui ne correspondait pas à leur personnalité. du coup, pour eux, la communauté de Grass Kingdom représente un idéal qu'ils entendent bien préserver et faire vivre. En particulier, Maria ne peut pas supporter l'idée que certains membres foulent au pied les principes de justice et de vérité, apposés à la devise des États-Unis, et qu'elle retrouve les mêmes compromissions que dans la société normale. Au fur et à mesure des discussions pour essayer de reconstituer les faits, les interlocuteurs évitent de porter des jugements, l'un d'entre rappelant même qu'on est tous le héros de notre vie.

En quelques pages, le lecteur retrouve vite la saveur unique de la narration visuelle de Tyler Jenkins, entre esquisse avec aquarelle éthérée, et représentation concrète et lumineuse, dépaysante, attachante, et personnelle. Il s'attend à voir les conséquences de la violence du tome précédent, mais en fait il découvre une enquête à la forme particulière, sur le meurtre potentiel de l'institutrice de la communauté, ainsi que les motivations et les convictions de plusieurs habitants, pour un polar révélant de nombreuses subtilités.
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