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Critique de Apoapo


Apoapo
20 décembre 2019
Cette édition bilingue comprend, hormis quelques exceptions datées, des poèmes inclus dans le recueil intitulé : Barrack-Room Ballads (« Chansons de la chambrée ») et publié en 1892, lorsque Kipling avait 27 ans et était donc encore très éloigné de son militantisme politique tardif. Cependant, même les vers postérieurs donnent de l'auteur une image beaucoup moins caricaturale que celle que ses détracteurs ne livrent du chantre de l'impérialisme victorien, raciste et conservateur. Ici les poèmes réussissent à refléter les sentiments multiples et ambivalents des simples soldats des troupes coloniales britanniques. le patriotisme est de mise, naturellement, surtout dans le premier poème, « Le drapeau anglais » (1891), mais aussi les frustrations du retour à la vie civile, exprimées par « Le troufion Tommy Atkins », la désertion, le deuil pour les camarades tombés au combat et celui de leurs veuves, la vie dans la caserne et les marches d'un campement à l'autre, les désirs sexuels réprimés et autres considérations « militaresques » sur la gent féminine, le respect pour l'ennemi qui se bat avec bravoure, le désoeuvrement même, et surtout, encore et encore, l'appel de et l'admiration pour l'Orient, de Suez à Kaboul, de Mandalay en Birmanie à Simla, la ville symbole de l'Inde britannique. Il est évident que cette attraction représentait du vécu pour l'auteur, ce qui, sous sa plume précocement talentueuse, lui a permis d'éviter l'orientalisme. Kipling ose aussi des critiques politiques très sévères contre le gouvernement, en particulier dans « Mésopotamie » (1917).
Néanmoins, la fiction que le poète disparaisse sous les traits du troufion est rendue magnifiquement par la langue : un anglais à la fois oralisé par des distorsions phonétiques de l'orthographe (élision des H partout, des d'et autres lettres finales, erreurs volontaires de conjugaison etc.), et par l'usage de tournures argotiques et surtout d'un jargon militaire qui est désormais assez opaque dans l'anglais standard. Pour cette raison, la traduction française en regard, et en particulier cette traduction par Dominique Petitfaux qui assume le choix de privilégier le sens sur le style, est une aide précieuse, même si ce choix se paie par un texte beaucoup plus lourd, artificiel et empâté que l'original – le contraire exact de l'oralité et surtout de la poésie.

Je réserve une note conclusive aux illustrations de ce livre, par le grand Hugo Pratt, le père de Corto Maltese. Les aquarelles de Pratt, qui illustrent presque chaque poème, sur une ou deux pages de grand format sur papier épais et rugueux, avec leurs couleurs chaudes et une extrême économie de traits, sont, à mon avis, au moins aussi attrayantes que les écrits. Elles s'en émancipent quelquefois, tout en offrant une compréhension complémentaire des paysages et des personnages. J'ai appris par la très bonne Introduction que le dessinateur a passé son enfance en Éthiopie, et son auteur, Franco Buffoni, émet l'hypothèse que : « dans la transposition esthétique de cette nouvelle série d'"illustrations" ; l'Afrique devient l'Inde et il n'est pas impossible que Corto Maltese, dont les traits sont durs et osseux, marqués par le soleil, mais tendres, comme assoiffés de douceur, se métamorphose en Tommy Atkins. Et elle se transforme dans la tradition sans avant ni après de l'aventurier de tout temps, capable d'évoluer tel un Candide voltairien ou un Don Juan byronien, multiforme mais solidement ancré au principe vital de l'aventure et de la découverte, dans une perpétuelle remise en question. » (p. 6).
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