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Critique de Presence


Ce tome fait suite à Walking Dead, Tome 12 : Un monde parfait (épisodes 67 à 72) qu'il faut avoir lu avant. Il vaut mieux avoir lu la série depuis le premier tome pour comprendre les relations entre les personnages et leur historique. Il comprend les épisodes 73 à 78, initialement parus en 2010, écrits par Robert Kirkman, dessinés et encrés par Charlie Adlard, avec des aplats de gris apposés par Cliff Rathburn.

Les nuits ne sont faciles pour personne. Abraham Ford sue à grosses gouttes, assis éveillé sur le bord du lit, pendant que Rosita Espinosa dort tranquillement. Rick Grimes retrouve son fils à la table du petit-déjeuner, pleurant sur l'absence de sa mère. Gabriel Stokes et Michonne partagent une chambre avec difficulté. de bon matin, Glenn va se réapprovisionner en nourriture dans la réserve gérée par Olivia. Il assiste à l'entrée de Tobin et de son équipe qui viennent chercher leurs armes pour leur sortie à l'extérieur afin de récupérer des matériaux de construction sur le chantier voisin. Dans une autre maison, Regina Monroe taquine son fils Spencer sur sa discussion avec Andrea la veille au soir. Heath se rend au chevet de Scott, alité à l'infirmerie suite à sa blessure à la jambe, et sous la surveillance médicale de la docteure Denise Cloyd.

Sur le site du chantier, Abraham papote avec un résident d'Alexandria qui lui colporte des ragots sur la considération que Douglas Monroe porte à certains d'entre eux, sur la manière dont il garde les femmes dans son entourage. le groupe doit faire face à l'arrivée de quelques zombies qui ont réussi à prendre Holly, l'une d'entre eux par surprise. Dans l'enceinte de la communauté d'Alexandria, Rick Grimes organise un petit trafic avec Glenn, au nez et à la barbe de Douglas Monroe, le chef de la communauté. Un peu plus tard, Gabriel Stokes organise un office religieux. Dans sa fonction de shérif, Rick Grimes décide d'en avoir le coeur net, en ce qui concerne le comportement de Pete Anderson vis-à-vis de sa femme Jessie et de son fils Ron.

On prend les mêmes et on recommence : le petit groupe de Rick Grimes s'est installé, d'abord incrédule puis reconnaissant, dans ce village avec panneaux solaires, et clôtures, les mettant à l'abri des zombies et dans un confort tel qu'ils n'ont pas connu depuis des mois. On prend les mêmes et rien n'est pareil. Rick Grimes ne porte plus la responsabilité de la survie d'un groupe sur ses épaules. La sécurité semble être acquise pour les semaines, voire les mois à venir. Douglas Monroe, le chef temporel de la communauté, la dirige d'une manière plutôt intelligente et bienveillante. Il y a de la nourriture pour tout le monde. Il est possible pour tous de se poser et de se détendre, de ne pas consacrer toute son énergie à rester en vie à chaque moment de la journée. Pourtant ce n'est pas une sinécure. Arrivé à ce stade de la série, le lecteur a bien compris qu'elle n'est pas prête de s'arrêter, ne serait-ce que parce qu'elle rencontre le succès. Il sent bien que l'auteur peut la faire durer un certain temps en baladant Rick Grimes et quelques autres de communauté en communauté. Pourtant cette étape se présente sous une forme bien différente des précédents. Les protagonistes n'en sont pas réduits à réagir à chaque danger. Ils peuvent se projeter dans l'avenir et penser à faire des projets sur plusieurs jours. Mais le titre annonce la couleur : ils sont déjà allés trop loin (too far gone), ils ont dépassé le point de non-retour.

Le lecteur en avait déjà eu un aperçu avec la réaction de Carl lors de la fête d'Halloween, incapable de se détendre pour pouvoir s'amuser, prendre du bon temps. Il en a à nouveau de multiples exemples. le plus inquiétant est celui de Rick Grimes, lui-même. Douglas Monroe lui a confié un boulot sur mesure, celui de policier, c'est-à-dire celui qu'il exerçait avant l'épidémie. Or Rick le pratique avec la défiance de chaque instant, développée pendant ces longs mois de survie à l'extérieur. du coup, il voit des menaces partout, jusqu'à peut-être les imaginer. En outre, il utilise des méthodes expéditives pour y mettre un terme. Alors qu'il s'en prend à Pete Anderson, Charlie Adlard le représente le visage dur, fermé à toute négociation. Il le montre en train de frapper comme une brute pour être sûr d'en sortir vainqueur. Son regard semble habité par une rage incontrôlable, nourrie par un mélange de paranoïa et de dégout de lui-même du fait du sort de sa femme et de fille. À nouveau, l'encrage un peu appuyé et les ombres portées exagérées font des merveilles pour exprimer la noirceur tapie dans l'esprit d'un personnage, la folie sous-jacente dans sa totale implication, la certitude sans faille d'avoir raison, l'incapacité de se remettre en question.

Le lecteur ressent un profond malaise à voir comment les circonstances extérieures ont ainsi déformé Rick Grimes au point de le rendre nuisible pour la société, incapable de revenir à la normale, ayant dépassé le point de non-retour. C'est d'autant plus attristant, que Robert Kirkman fait le nécessaire pour montrer un environnement plausible, pour montrer qu'il ne s'agit pas d'une communauté utopique. le collègue d'Abraham pour la récupération des matériaux lui indique comment Douglas Monroe s'aménage quelques menus avantages en douce. Ses déclarations expriment tout le ressentiment d'un retour à une société dans laquelle les travailleurs manuels sont ravalés au statut de main d'oeuvre anonyme et facilement remplaçable. Dans le même temps, le père Gabriel Stokes célèbre une messe dans la paroisse. le lecteur a du mal à en croire ses yeux. Charlie Adlard montre un groupe de gens normaux déambulant dans une rue calme, ils se rendent à l'église. Dans la page suivante, l'assemblée sagement assise écoute le prêche du prêtre. La banalité et le conformisme de cette scène ressortent comme une anomalie inimaginable après 12 tomes de bidoche avariée. Dans un dialogue anodin, Rick répond à Maggie Greene qu'il n'est pas croyant, mais qu'il se rend à l'office parce qu'il n'y a pas grand-chose d'autre à faire, un nouvel exemple de conformisme social.

L'amélioration des conditions de vie et du sentiment de sécurité permet également aux personnages de décompresser d'un point de vue psychologique. Carl pleure de bon coeur la mort de sa mère, passant ainsi un stade dans le deuil. Rick Grimes utilise une nouvelle fois son téléphone pour chercher un réconfort dans une conversation imaginaire, également quelques pas de plus dans le processus de deuil. le lecteur ne se formalise plus de la mise en scène à la dramaturgie appuyée, marque de fabrique de la narration de la série. Les ombres continuent à être plus larges que réalistes, les larmes coulent à flot, mais le lecteur peut y voir l'intensité de l'émotion et de la libération du fardeau. Ce sentiment de sécurité incite également Carl à se confier à Douglas Monroe, en lui parlant du traumatisme qu'ont été les morts de sa femme et de sa fille. le lecteur peut y voir une relation père / fils, Rick se déchargeant du poids de cette culpabilité en l'exprimant à un individu plus âgé que lui et qu'il respecte en tant que figure d'autorité. Comme à son habitude dans ce genre de scène, Charlie Adlard ne se focalise plus que sur les visages, oublieux de tout arrière-plan. Robert Kirkman charge un peu les dialogues comme si chaque individu pouvait sortir ce qu'il a sur le coeur de manière structurée, sans devoir s'interrompre à cause du trop-plein d'émotions, sans être interrompu par son interlocuteur.

Cette discussion entre Rick Grimes et Douglas Monroe s'apparente également à un partage d'expérience entre 2 individus ayant endossé la responsabilité de la conduite d'un groupe d'individus. Depuis le début de la série, la position de chef est montrée dans toute sa complexité. Depuis le début, il est indéniable que Rick Grimes dispose d'un code moral qui fait qu'il prend en compte la sécurité de la communauté au moins autant, si ce n'est plus, que celle de sa famille ou même la sienne. Il n'y a pas de doute sur la qualité de sa fibre morale. Les 12 tomes précédents ont montré qu'il ne cherche pas à tirer profit de sa position de pouvoir, de sa possibilité de décider pour les autres, de se faire obéir. Il en a payé le prix fort à plusieurs reprises. Ainsi Robert Kirkman joue vraiment le jeu de sonder les mécanismes qui permettent à une société de fonctionner. Il les rend plus apparents grâce au contexte post-apocalyptique. Il ne se contente pas d'un discours dénonciateur du type Tous les dirigeants sont des pourris. Il ne verse pas non plus dans l'excès inverse qui consisterait à faire de Rick un individu infaillible et capable de résister à tout. Malgré sa mise en scène simpliste, cette conversation entre Douglas et Rick est d'une rare intensité car elle fait entendre les justifications menant à des décisions drastiques. le lecteur se retrouve en porte à faux : porter un jugement moral négatif vis-à-vis de ces individus qui en condamnent d'autres à mort, mais aussi comprendre leur décision et ne pas trouver d'alternative acceptable. À l'opposé d'une dichotomie simpliste entre bien & mal, Robert Kirkman évoque la complexité et l'ambivalence de la réalité.

Alors même que certains lecteurs pourraient évoquer un tome de transition, le scénariste aborde de manière subtile des dilemmes moraux et des mécanismes psychologiques d'une grande richesse. Pour des raisons de sécurité, Rick Grimes est amené à abattre un individu de sang-froid, sur ordre, à l'intérieur de l'enceinte d'Alexandria. On peut compter sur Charlie Adlard pour dessiner un gros plan, en contreplongée, sur le visage de Rick Grimes, pour éviter toute ambiguïté sur le fait qu'il s'agit d'un moment clef du récit. Ce qui aurait passé pour un acte de survie à l'extérieur de l'enceinte devient une exécution sommaire à l'intérieur, faisant automatiquement réagir le lecteur, soit dans un sens (c'est normal), soit dans l'autre (c'est abject). Dans tous les cas, il peut mesurer la force de ses convictions à l'aune de sa réaction. Il se demande si Rick Grimes ne vient pas de franchir un autre palier dans l'abjection.

Dans sa description du mode de fonctionnement de la petite communauté d'Alexandria, Robert Kirkman se montre tout aussi habile en mettant en scène les petits ragots. Il y a donc ce monsieur à la forte carrure qui commence à débiner quelques-unes des décisions de Douglas Adams, en leur donnant une interprétation orientée. Charlie Adlard le représente comme un solide gaillard, posé dans ses gestes, agréable pour travailler avec, à l'opposé d'un individu aigri et revanchard. Il y a Pete Anderson qui ne demande pas grand-chose, si ce n'est d'avoir la liberté de vivre en famille comme il l'entend. Il y a encore Michonne qui n'éprouve pas un moment d'hésitation à se désolidariser des actions de Rick Grimes. Il y a ce moment incroyable où Douglas Monroe exige une obéissance inconditionnelle de la part d'un membre de la communauté. Même dans Alexandria avec un niveau de sécurité élevé, Robert Kirkman continue de montrer que la mise en oeuvre du vivre ensemble, le fonctionnement d'une société si petite soit-elle n'est pas une évidence, n'est pas un acquis, n'est pas inné chez l'individu. le cas particulier de Pete Anderson ne sert pas qu'à pousser Rick Grimes au-delà du point de non-retour, il sert aussi à alimenter le thème de la sécurité au prix de la liberté, par un exemple plus ordinaire, mais tout aussi sensible.

Dans ce tome, Robert Kirkman se lance au galop sur chaque obstacle, sans refuser d'en sauter un seul. Rick Grimes a commis une bévue de taille, a fait preuve d'un comportement social inacceptable, et toxique pour la société dont il fait partie, et qui l'a accueilli. Il doit donc en subir les conséquences. du fait de la taille réduite de la communauté et de l'absence de prison, celles-ci sont définies et formalisées par Douglas Monroe, sans concertation (ce qui évoque dans l'esprit du lecteur, la tentative vite avortée de prise de décision par comité, par la communauté de la prison). Là encore le lecteur est frappé par la nature arbitraire de la décision. La sanction appliquée à Rick Grimes est d'une toute autre nature que celle appliquée à Pete Anderson. le lecteur partage entièrement le bienfondé de la décision, la nécessité de gérer au mieux les compétences de Rick. En même temps, il y a au minimum un manque d'équité, au pire une injustice flagrante, les actions de Rick Grimes n'étant justifiées qu'a posteriori. À nouveau Robert Kirkman prend la question morale à bras le corps, contraignant son lecteur à se positionner, et même à réfléchir à la question.

Bien sûr, Robert Kirkman n'a rien perdu de sa capacité à tirer le tapis sous les pieds du lecteur. Ce dernier sent bien que quelques séquences ont pour objet secondaire de préparer la prochaine catastrophe. Il découvre sans surprise que le personnage principal de la série sera au rendez-vous du prochain tome, et avec plus de surprise que le titre de ce tome pouvait s'entendre dans un autre sens. Il s'agit à la fois d'une histoire à chute, mais aussi d'un constat définitif, aussi accablant que lorsque Rick Grimes donnait un autre sens à la terminologie de morts en marche (walking dead).

Robert Kirkman & Charlie Adlard écrivent un nouveau chapitre dans la vie horrible de Rick Grimes et des autres, en conservant leurs tics narratifs : scènes chocs, images insistantes. Loin d'un simple tome de transition, cette phase plus calme révèle à quel point les personnages ont été changés par leurs expériences, ainsi que l'étendue des traumatismes psychologiques dont ils souffrent. Les auteurs continuent également d'aborder de front les questions relatives à ce qui permet à une société de perdurer. Il ne s'agit pas de savoir si la civilisation humaine peut perdurer, mais bien de sonder la société sous un angle systémique, par le biais du comportement et des décisions des personnages.
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