AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction



«Chaque cerveau est un cirque où tourne éternellement un pauvre cheval enfermé.» (Guy de Maupassant)

Cirque : amphithéâtre ou chapiteau sous lequel des spectacles variés sont donnés ; bassin géographique, enceinte de forme circulaire délimitée par les parois d'un massif montagneux ; dans le sens figuré : «désordre, agitation, chaos»…

Cercle de la famille, cycle sur la famille : cirque de la famille !

Sous ce dernier titre, l'écrivain serbe Danilo Kiš, né d'une mère monténégrine orthodoxe et d'un père juif de langue hongroise, réunirait en un seul volume, en 1989, année de sa mort, en France, où il s'était expatrié depuis 1962, ses trois romans d'inspiration autobiographique, écrits entre 1965 et 1972 : «Jardin, Cendre», «Chagrins Précoces» et «Sablier». Publiés respectivement, en français, en 1971, 1984 et 1982, il les classerait suivant une logique ne prenant pas en compte la chronologie de leur genèse : 1) «Chagrins Précoces» (1970) / 2) « Jardin, Cendre», (1965) / 3) «Sablier»(1972)…Le cirque !

Si les trois ouvrages ont été d'abord édités à part, et peuvent tout à fait être lus indépendamment (personnellement j'avais commencé par «Jardin, Cendre», il y a deux ans, dont j'avais posté un premier commentaire sur le site), leur réunion sous forme d'une trilogie romanesque s'avère d'une évidence flagrante! La mise en commun des trois romans apporte non seulement une dimension très intéressante à lecture qu'on aurait pu faire auparavant de l'un d'eux, comme ce fut le cas pour moi, mais permet surtout de mettre pleinement en lumière tout le génie littéraire de Kiš, la grande originalité et l'incroyable étendue de sa palette d'écrivain.
Le Cirque de Famille constituera indiscutablement le summum absolu de l'oeuvre d'un des plus grands écrivains contemporains de langue serbe et, en même temps, selon les propres mots de l'auteur, un témoignage personnel de sa «formation littéraire».
«Bildungsroman», toujours selon Kiš, aussi de son apprentissage du métier d'écrivain, l'on assiste, en effet, à travers le triptyque qui le compose, à la quête d'un auteur cherchant à recréer son histoire à partir d'un héritage à la fois personnel et littéraire, qu'il s'approprie en même temps qu'il pétrit la matière extensible et malléable de ses souvenirs.
Le Cirque de Famille, ce sont en fin de compte trois variations sur un même thème, trois styles narratifs qui se répondent et se superposent, trois mouvements qui, bien que divers en termes de recherche formelle, restent indissociables, conduits par un seul et même leitmotiv, fondamentalement solidaires et parfaitement complémentaires sur le fond.

Bien plus qu'un album de souvenirs revisité, qu'une autofiction ou autre oeuvre convenue de mémorialiste, mais très loin aussi d'un simple exercice de gammes stylistiques, l'écrivain, tout en s'inspirant sans complexes d'un légat littéraire et d'auteurs en apparence aussi éloignés qu'un Proust ou un Joyce, un Tchekov ou un Kafka, s'applique à effacer toutes frontières, non seulement entre auteurs et courants littéraires l'ayant influencé, mais avant tout entre les débordements d'un imaginaire littéraire profus, pléthorique, circassien, et les souvenirs douloureux de son passé que son récit ne cessera de ressasser, y compris les plus traumatiques; entre ce qui relève, d'un côté, d'une pure recherche formelle et, de l'autre, d'un riche substrat émotionnel rattaché à ces derniers; entre devoir de mémoire et pensée magique, entre événements passés tels qu'ils se seraient véritablement déroulés et l'aura mythique dont il cherche volontairement à les parer.

«Je ne veux pas blasphémer, je ne veux pas me plaindre de la vie. Je vais donc faire un tas de toutes ces cartes postales (…) je mêlerai mes cartes et puis j'en ferai une patience pour les lecteurs qui aiment les patiences et l'ivresse, qui aiment les couleurs chaudes et le vertige.»

Pour ce faire, l'auteur, ou plutôt son «narrateur» -à l'identité floue, «entre-les-deux», à l'image de celui de Proust dans La Recherche du Temps Perdu-, tient à les soumettre au préalable à ce qu'il décrit comme un processus de «galvanoplastie», permettant de «revêtir les choses et les visages d'une fine couche de dorure et d'un noble dépôt de patine». Appliquée, en l'occurrence aussi bien aux souvenirs de ses premières impressions sensorielles, de ses premières expériences d'enfant et de sa découverte du monde, à l'ombre -non pas d'une «cerisaie» -, mais des «marronniers de la rue Bem, à Novi Sad »-, qu'à ceux de l'errance vécue par sa famille durant la Deuxième guerre mondiale, ceux par exemple, terrifiants, de ces «journées froides» de 1942, durant lesquelles des centaines de Juifs de Voïvodine furent massacrés par les milices hongroises, ou à ceux, surtout, qui ne cessent de trotter sur la piste de sa mémoire funambule, de l'arrestation, en 1944, puis de la disparition de son père, Eduard Kiš («Eduard Sam» dans le roman), très probablement déporté comme d'autres membres de son entourage familial à Auschwitz.

En voulant rebattre les clichés figés par sa mémoire d'enfant et, grâce au pouvoir de transformation de l'écriture, les assembler en un nouveau jeu de correspondances et de significations ouvert à d'autres lectures possibles, l'auteur bâtit un univers littéraire surprenant, marelle circulaire et chimérique, sombre et en même temps solaire, arène mentale à l'intérieur de laquelle la réécriture du spectacle des souffrances et des privations subies par l'enfant et sa famille ou des deuils familiaux impossibles à accomplir n'excluront ni «couleurs chaudes», ni exaltation lyrique, où la poésie et la dérision le disputeront à l'extrême dénuement et à la peur, où l'auteur célèbrera surtout et magnifiera l'image d'un père à la fois disparu sans laisser aucune trace, et omniprésent dans son esprit.

Au-delà de ses qualités littéraires indiscutables, le Cirque de Famille est une lecture d'une grande intensité émotionnelle, nécessitant, d'un volume à l'autre, un engagement de plus en plus important de la part de ses lecteurs. L'ordre retenu par l'auteur, on s'en rendra bien compte après-coup, n'ayant eu rien d'aléatoire, il ne faudrait surtout pas, dans l'idéal, je pense (et ainsi que l'exprimait par ailleurs mon camarade et mentor de cette lecture, Dan, non pas «Danilo»..mais «Dandine»), commencer cette trilogie par son dernier volet, «Sablier».

Leur enchaînement avait été comparé aussi par l'auteur aux étapes successives de la réalisation d'un tableau:

« Chagrins Précoces », tout d'abord, le plus court des trois romans (moins de cent pages), composé de petits chapitres indépendants -chroniques d'un temps révolu à la tonalité parfois «tchekhovienne», et moments pris sur le vif croqués à hauteur d'enfant- desquels se dégagera malgré tout, malgré même le titre du roman et la présence en arrière-fond des privations que la guerre commence peu à peu à imposer, une douce et paradoxale nostalgie de l'enfance : il serait comparé par Kiš à «des esquisses dans un bloc-notes » - «en couleur certes» rajoute-t-il.

«Jardin, Cendre», sur lequel, donc, je m'étais déjà épanché dans un billet précédent, s'inscrirait pour moi dans une lignée irrésistiblement proustienne (j'avais d'ailleurs initié mon précédent billet par une citation de Proust). Construit à partir de vieux chromos d'enfance galvanisés par les magnifiques envolées lyriques de l'écrivain, empreint de fantaisie et d'impressions sensorielles, d'odeurs, de goûts et de couleurs qui serviront de points d'ancrage et de sauf-conduits face à l'insécurité et à la peur qui s'installeront progressivement au sein de sa famille, récit en apesanteur, entre rêveries qui se prolongent comme dans un demi-sommeil bienheureux, et réveils brutaux à la réalité, filant dans les interstices, les flous et confusions de ses souvenirs précoces liés aux déménagements et déplacements incessants auxquels la famille devra se soumettre en raison de la religion du père, «Jardin, Cendre» s'ouvrira aussi par un saisissante tournure temporelle suspensive : « En été, tard dans la matinée, ma mère entrait dans la chambre, un plateau à la main. Ce plateau avait perdu en grande partie son plaquage de nickel. Sur les bords, aux endroits où la surface plate se relève et s'incurve, on pouvait encore voir, derniers témoignages de l'éclat de jadis, des écailles de nickel semblables à du papier d'étain aminci sous l'ongle».
Kiš le voyait comme une première mouture de son tableau, «dessin au graphite sur toile".

«Sablier», enfin, que l'auteur nous présente comme «une palette sombre qui s'était imposée, recouvrant les contours tracés au graphite de couleurs épaisses, pâteuses». Roman en effet à l'aspect «stratifié», fragmentaire et entropique, Kiš y pratique une narration en permanente fission. Étrangement structuré quoique reparti en sections compartimentées, bien délimitées et numérotées («Tableaux de Voyage», «Instruction», «Carnets d'un Fou», «Audience d'un Témoin»), pseudo-instruction, et vrai-inventaire à partir d'éléments tout à fait réels (dont notamment la dernière et très émouvante lettre envoyée par le père de l'écrivain à l'une de ses soeurs juste avant son arrestation et disparition définitive), le récit et la temporalité se resserrent sur les derniers jours de Eduard Sam, sur ses dernières tentatives de se soustraire à ses persécuteurs, sur sa "défense" face à ses accusateurs, ainsi que sur les pensées de toutes sortes qui traversaient alors son esprit dérangé. En paraphrasant ce qu'avait avancé le très controversé philosophe allemand Heidegger, on peut dire que le narrateur ne tente pas simplement de se mettre à place de son père, mais occupe effectivement cette place depuis l'intérieur, écrit à partir de celle-ci et tente en même temps d'y porter un regard extérieur et neutre : il se place ontologiquement parlant «en tant que résistant, et se tient lui-même dans l'être [de son père] sans pour cela n'avoir dépassé ni surmonté la possibilité de son non-être».
De son côté aussi, le lecteur, peut-être divagant comme moi, admiratif, n'empêche, de l'époustouflante maîtrise de l'outil d'expression de l'artiste, avance dans le roman en tâtonnant, souvent déconcerté, entre horreur et fascination, comme dans ces cauchemars où les perspectives ne cessent de se déplacer, de fusionner ou s'inverser, entre sujet/objet, entre figure/fond, entre portrait/paysage, ou entre contenant/contenu. Tous les verrous sautent, toutes frontières sont abolies lorsque l'horrible est sur le point de se produire. Une lecture qu'on ne saurait facilement résumer, à la fois une brillante invention créatrice, libre de toutes contraintes, et un cri longuement étouffé, «râle de son agonie interminable», poussé enfin grâce au pouvoir de la littérature et des mots, et qui vous serre à la gorge.
Enfin, comme tout grand roman, une oeuvre qui offrira à chaque lecture, et à chaque lecteur, la possibilité de la co-écrire en partie, en remplissant les blancs que l'auteur laisse volontairement, tels quels, sur sa toile. (Et dans ce sens, je vous conseillerais vivement d'aller voir, sur la page Babelio consacrée à «Sablier», les seules trois critiques publiées à ce jour à propos du roman – toutes les trois exceptionnelles et complémentaires - signées «Dandine», «Lutvic» et «FrancescoRimini»)

Portrait de l'artiste, glissé sous son oeuvre maîtresse.
Son aboutissement (qui à moi me fait penser, à un autre niveau, à une grande toile de Pollock ): Sablier.
Son «repentir», dessiné et essentiellement figuratif: Jardin, Cendre.
Son carnet de croquis préliminaires : Chagrins Précoces..

Principal protagoniste du Cirque de Famille, personnage haut en couleurs et fascinant, à la fois tonitruant et fragile, père affectueux et père absent, exubérant et mélancolique, idéaliste et effronté, poète et fou, cyclothymique et alcoolique, hospitalisé à plusieurs reprises en psychiatrie, ce sera ainsi, par l'oeuvre de son fils, désormais adulte et écrivain, qu'Eduard Sam, ou Kiš, ou tous les deux -peu importe-, représenté en «couleurs chaudes», déguisé en Arlecchino sans maître ni loi, échappant par la seule ruse à ses assassins, ou bien en Juif errant, expiatoire, mais cependant visionnaire, imprécateur et extra-lucide, élevé en triomphe au rang de héros défiant les forces du Mal, que ce père, victime de la barbarie et de l'absurdité de la marche de l'Histoire, pourra prendre enfin sa revanche sur son destin tragique.

La littérature, son cénotaphe. Et sa victoire, traduite en cette épitaphe provenant du Bavá Kamá: «Mieux vaut se trouver parmi les persécutés que parmi les persécuteurs.»


...
Commenter  J’apprécie          3514



Ont apprécié cette critique (35)voir plus




{* *}