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Critique de 47library


Article de le Monde, 09/05/2013

A première vue, L'Affaire Eszter Solymosi - prononcez "choyemochi" - a tout du roman alimentaire réussi. Gyula Krúdy (1878-1933), son auteur, l'un des plus grands romanciers hongrois de son temps, était un peu oublié à la fin de sa vie. Grand viveur et joueur, toujours à court d'argent, il fit paraître de mars à juillet 1931 en feuilleton, dans un quotidien, cette reconstitution à peine romancée de l'affaire de crime rituel imputé aux juifs de Tiszaeszlar. Dans la Hongrie des années 1930, sous la dictature du régent Horthy, pionnière en matière de législation antijuive, revenir sur un épisode judiciaire qui avait tourné à la confusion des antisémites allait un peu à contre-courant.

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Ce récit raconte en effet comment la disparition d'une jeune villageoise de 14 ans, Eszter Solymosi, un jour de Pâques 1882, fut, à la suite de manoeuvres policières, transformée en légende de crime rituel commis par la communauté juive du cru pour confectionner du pain azyme avec du sang chrétien. Cette fable médiévale, réapparue en pleine ère d'industrialisation, devait aboutir à l'incarcération de treize juifs soupçonnés de meurtre et devenir une affaire d'Etat au retentissement mondial.

Mais la machination s'avéra bancale : elle ne reposait que sur le témoignage d'un jeune homme psychologiquement fragile, fils du bedeau de la synagogue, et sur la réapparition d'un corps de femme dans la rivière Tisza. le procès de 1883 mettra à bas l'unique témoignage à charge et permettra d'identifier le corps de la noyée, retrouvée la gorge intacte de toute marque d'un hypothétique couteau sacrificiel, comme étant celui de la pauvre Eszter.

VAMPIRES ET "ROCAMBOLE"

Ecrite à la manière d'une enquête policière, suivie de scènes de procès-spectacle, L'Affaire Eszter Solymosi ne renâcle pas devant les effets pour soutenir l'attention, dans un mélange réussi d'histoire de vampires et de Rocambole. L'évocation répétée du prétendu sacrifice humain de la jeune fille sous le porche de la synagogue joue sur la puissance esthétique du mythe, tout en le dénonçant. Les coups de théâtre judiciaires sont ménagés de chapitre en chapitre comme autant de cliffhangers d'une bonne série judiciaire. La peinture de la région, le Szabolcs, est des plus romantiques, et la présence morne et obsédante de la Tisza, traversée par les flotteurs de bois ruthènes - qui jouent un rôle dans l'histoire -, hypnotise le lecteur, qui ne lâchera, promis !, le volume qu'à la dernière page.

Autant par le thème que par le style, L'Affaire Eszter Solymosi rappelle le Juif errant d'Eugène Sue (1844-1845). A ceci près que, dans le roman fleuve de Sue, le "Juif errant", figure positive, portait avec lui les promesses du progrès - alors qu'ici, longtemps après que les braises du "printemps des peuples" de 1848 se sont éteintes, ce personnage légendaire a repris aux yeux des classes menacées par la modernisation les traits menaçants, la barbe rousse et les yeux perçants que lui attribuait l'antisémitisme médiéval. Les espoirs nés des avancées techniques se doublent d'une retombée dans les siècles obscurs où règnent fantômes, démons et fanatisme. Dans cette fresque d'un siècle passé, les Homais de village, les médecins francs-maçons et scientistes, les libéraux de tout poil hostiles à la résurgence de la fable et défenseurs des accusés ne manquent pas non plus à l'appel. Malgré leurs ridicules, parfois cruellement soulignés, ils portent le bon combat.

L'écrivain est lui-même issu du Szabolcs, cette province reculée de l'empire de François-Joseph, au nord-est de la Hongrie d'alors. Il a croisé, enfant, certains protagonistes de l'affaire. Ses savoureuses descriptions des moeurs de la noblesse locale décadente visent juste. le personnage du député Géza Onody en est l'incarnation, nobliau séducteur dont le préjugé antisémite est balancé (ou, qui sait ?, entretenu) par son attirance sexuelle pour les belles aubergistes juives... Il s'agit certes de thèmes convenus, mais la satire et l'ironie de Krúdy parviennent à éloigner le livre de tout régionalisme passéiste. L'écrivain met plutôt en relief la distance qui sépare l'univers de sa jeunesse du présent des années 1930. La Hongrie rurale, fière de ses traditions et de ses privilèges locaux et décidée à en finir avec les juifs, ne lui inspire aucun regret. Il entrevoit et proteste à l'avance contre la renaissance possible d'une folie collective qui va déployer toutes ses potentialités meurtrières.

Mais l'affaire Eszter Solymosi n'est toujours pas de l'histoire ancienne : le 4 avril, dans la Hongrie de l'Union européenne, un député d'extrême droite a tenu, au Parlement, un discours à la mémoire de la jeune paysanne, assurant que les accusés juifs étaient probablement les coupables, puisqu'Eszter avait été vue en vie pour la dernière fois près d'une synagogue.

L'Affaire Eszter Solymosi (A tiszaeszlári Solymosi Eszter), de Gyula Krúdy, traduit du hongrois par Catherine Fay, Albin Michel, 656 p., 24 €.
Lien : http://www.lemonde.fr/livres..
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