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Critique de Lenocherdeslivres


L'humanité a raté le coche. Et bien raté. Les dégâts annoncés ont eu lieu et, en 2516, les populations vivent sous des dômes afin d'être protégées de la « Nature » que leurs ancêtres ont détraquée. Les pluies acides menacent ceux qui osent sortir. Mais sous les coupoles de métal, la situation n'est guère florissante. Enfin, pour la majorité. Car une « élite » tient encore le haut du pavé et vit dans le confort et le luxe pendant que la majorité de leurs concitoyens crèvent de faim.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que Jean Krug ne nous ménage pas. Nous avons manqué le créneau qui aurait peut-être (et j'insiste sur le « peut-être » parce que l'auteur se montre tout sauf manichéen à propos de cette crise) pu nous permettre, sinon d'inverser la tendance, du moins d'en atténuer les effets. le réchauffement climatique a eu les conséquences délétères que l'on craignait. Dont acte. Mais ceci n'est que l'arrière-plan (capital, mais pas central) de ce récit. Nous sommes plutôt plongés, dès les premières lignes, dans la contestation d'un ordre social foncièrement inégalitaire. le pouvoir maintient l'ordre et les conditions de vie (en principe), grâce aux I.A. Ce sont elles qui assignent des lignes de conduite. Ce sont elles qui gèrent les ressources. Ce sont elles qui contrôlent les personnes. Chaque habitant est pucé et le moindre déplacement est sous surveillance. La police est donc toute puissante et les disparitions mystérieuses, ordonnées par les puissances informatiques et la mairie, sont nombreuses.

Malgré cet ordre maintenu, la vie n'est pas agréable pour toutes et tous. Pendant que certain.e.s, au Niveau Deux, mènent une existence plus que convenable, d'autres, au Niveau Zéro, croupissent dans la merde et vivent de rien. La révolte gronde. Mais dans un monde aussi surveillé, comment s'organiser, comment résister ? Jean Krug nous offre alors trois points de vue. Trois personnages aux parcours très différents, aux intérêts souvent opposés. Maëlle fait partie des forces de l'ordre. Elle est un condensé de colère qui comprend de moins en moins les raisons des consignes de ses supérieurs. Sam est intégré dans cette société : il est chauffeur pour une grande boite et se satisfait de cette situation. Mais son demi-frère ne l'entend pas de cette oreille et fait tout pour lui montrer l'injustice qui les entoure et, ainsi, le rapprocher de la résistance. Enfin, le Kid, le personnage à la gouaille fleurie et à la tronche de biais. le révolté permanent qui ne peut s'empêcher de cracher son dégoût à tout bout de champ. Même si cela doit l'amener dans des situations déplorables.

On suit donc ces trois jeunes gens dans des chapitres souvent courts et nerveux. Pas vraiment de temps mort dans Cité d'ivoire. le bouquin est épais et la taille de police assez petite (heureusement, mes nouvelles lunettes étaient arrivées). L'histoire également est dense, mais rapide et fluide. Une fois de plus, je retrouve cette habileté de l'auteur à nous conduire là où il veut avec aisance. Mais sans renier des recherches de style. Ce dernier n'est pas plat et passe-partout comme souvent en littérature. Tout d'abord, comme dans le roman précédent, Jean Krug caractérise ses personnages par son langage. Et même sa façon, à lui, de nous en parler. Je m'explique : quand on suit Sam, le récit est au passé simple et à l'imparfait, les temps classiques de la narration. Normal, puisque ce personnage est bien rangé, bien calé dans la société, du moins, au début du roman. Par contre, les aventures de Maëlle sont écrites au présent. On est alors davantage dans l'immédiateté, dans la réaction. D'ailleurs, souvent ce personnage se parle à lui-même dans des phrases en italiques. On sent qu'elle cherche en permanence à reprendre le contrôle mais ne le peut, car elle vit trop dans l'instant. Enfin, avec le Kid, Jean Krug s'est fait plaisir et cela se sent. le langage de ce jeune révolutionnaire est fleuri au possible. Il est argotique, plein d'images toutes plus surprenantes les unes que les autres. Dans ses mots, on sent ce qu'il pense. Ses paroles sont tranchantes comme l'est sa colère.

Et même dans ses descriptions, l'auteur ne cède pas à la facilité. Sans rendre abscons ou obscur son récit, loin de là (je le redis, la lecture de Cité d'ivoire est fluide et parfaitement agréable), il se permet des images frappantes et des associations de termes pas évidentes au premier abord. Il joue sur le vocabulaire et ses richesses. Parfois même jusqu'à des blagues à la limite du potache. Les résistants adorent donner de nouveaux noms à leur entourage, à leurs opérations : l'« Airsistance », l'« Ivraisse ». Un autre groupe a inventé un lieu de parole en forme de spirale qui devient tout naturellement l'« Aspi-Râle » ; leur prison bricolée est une « cagebane ». Et Jean Krug se paie même le luxe de faire appel à l'étymologie grecque, par exemple pour le nom des dirigeables qui permettent d'explorer l'extérieur en toute sécurité : l'Aither (je n'ai pas reproduit l'esprit et les accents qui ornent ce mot dans le texte) vient du nom qui signifie « ciel » en grec ancien.

On le sentait déjà dans le chant des glaces, Jean Krug n'est pas insensible aux inégalités sociales. Ni, d'ailleurs, à la pensée anarchiste. Dans certains groupes rencontrés au cours de ce récit, c'est ce mode de fonctionnement qui est choisi. Cela m'a rappelé incidemment le très intéressant Un pays de fantômes de Margaret Killjoy. Là aussi, l'autrice observait des tentatives de vie en petite communauté selon ces principes d'égalité de parole, de respect de l'autre. Là aussi, on percevait l'exigence de cette façon de vivre, mais également sa richesse. Car, pour Jean Krug, une société qui se complaît dans ses vieilles lunes où une partie non négligeable de la population survit pendant qu'une autre, au nom de l'ordre établi, profite de la vie, c'est insupportable. Il nous le montre (et ne nous l'assène pas, car l'auteur semble vouloir nous convaincre, pas nous imposer son point de vue) dans le roman en plusieurs endroits. Comme quand une vieille femme riche et installée tente de convaincre un jeune pauvre révolté de l'injustice de cette révolte, car elle met en danger la société. Doit-on vraiment défendre une société si cette dernière se montre injuste ? L'ordre, même inégalitaire, est-il préférable à un désordre plus porteur de justice ? Cette réflexion rappelle un peu celle que Benjamin Patinaud développe dans son Syndrome Magneto. Pour lui, le méchant est plus intéressant que le héros, car lui, au moins, tente de faire bouger les lignes, lui au moins essaie de changer cette société injuste au possible. Ce que j'apprécie dans Cité d'ivoire, c'est que Jean Krug, même s'il nous guide dans la direction qu'il souhaite, nous laisse quand même le choix. Il montre plusieurs points de vue, plusieurs cheminements de pensée. Et c'est toujours agréable en ces temps de manichéisme épuisants.

Pas toujours facile d'écrire un deuxième roman quand le premier a plu. Eh bien, Jean Krug a parfaitement réussi cette étape avec Cité d'ivoire. Il a mené un récit vif et passionnant du début à la fin, avec talent et enthousiasme. J'étais un peu inquiet devant la taille de la police de caractère, mais je n'ai pas regretté une seconde d'avoir passé le pas. Sam, Maëlle et le Kid m'ont embarqué avec eux dans leur histoire, dans leur vie. Et je me souviendrai longtemps de ce voyage.
Lien : https://lenocherdeslivres.wo..
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