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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une adaptation du roman de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres (1899). Elle a été réalisée par Peter Kuper, bédéaste auteur, entre autres, de The System, ou Kafakaesque (16 adaptations de textes de Frantz Kafka). Cette bande dessinée est en noir & blanc. Elle est précédée d'une introduction de 5 pages rédigées par Maya Jasanoff, professeure d'histoire à l'université d'Harvard, et autrice d'un livre sur Conrad. Kuper a ensuite rédigé une introduction de 7 pages expliquant sa démarche d'adaptation.

En 1899, dans l'estuaire de la Tamise, sur le navire Nellie, un groupe d'individus en costume attendent la marée sur le pont, de nuit. Parmi eux : Charles Marlow qui se lance dans le récit de sa remontée d'un fleuve dans l'Afrique noire. Il dit que la situation lui fait penser à l'arrivée des romains en Angleterre, il y a de cela dix-neuf siècles. le narrateur qui est en train de l'écouter se dit que Marlow n'est pas un marin comme les autres, car il est également un véritable vagabond. Marlow continue : les romains n'étaient pas des colons, ils étaient des conquérants, et ils s'emparaient de tout ce qu'ils pouvaient. C'était du vol pur et simple, aggravé par des meurtres. Il tire sur sa pipe et revient au début de son histoire, avant son expédition, alors qu'il était encore un enfant fasciné par les zones inexplorées, marquées sur une mappemonde. Alors qu'il grandissait et que les années passaient, il pouvait voir les zones blanches se remplir au fur et à mesure des expéditions, mais une rivière gardait tout son mystère, tout son pouvoir de séduction sur lui. Il s'était juré d'y aller. Il fut aidé dans son projet par sa tante qui le recommanda auprès de la compagnie African Trading Company, pour prendre le commandement d'un navire sur le fleuve. Après un entretien expéditif de pure forme, Marlow a droit à une visite médicale, avec un médecin qui lui parle des changements qui interviennent dans les individus qui effectuent une mission en Afrique.

À la suite du décès d'un capitaine danois, Fresleven, Marlowe est promu capitaine. Il apprend que son prédécesseur a été tué par un indigène, d'un coup de lance dans le dos, conséquence d'une dispute pour deux poules. Marlowe a fait le voyage à bord d'un bateau à vapeur français qui a fait escale à tous les ports possibles et imaginables sur la côte africaine en bordure de jungle. de temps à autre, des indigènes sur une pirogue leur faisaient signe, un contact inattendu avec la réalité. Un jour il passe au large d'un navire français en bordure de côte, en train de tirer au canon sur la jungle. Il aura fallu un mois pour rallier l'embouchure de la rivière. Un soir le capitaine l'invite à le rejoindre au poste de timonier et il évoque un marin qu'il a dû dépendre, s'étant suicidé pour une raison inconnue. Enfin Marlow descend à terre. Il voit des indigènes en train de travailler en bordure de leur village côtier, un chariot abandonné dans l'herbe. Un sifflement retentit et il se produit une explosion tonitruante : une équipe dirigée par des blancs s'amuse à faire sauter plus de rochers qu'il n'en faut pour créer un passage pour une voie ferrée. Puis des africains enchaînés en file passent devant lui, portant des paniers remplis de caillasse sur leur tête. Il poursuit son chemin et voit des morceaux de canalisation abandonnés, puis des cadavres humains à même le sol.

Pas facile de s'attaquer à un classique de la littérature : il faut trouver le juste milieu entre l'hommage respectueux et l'interprétation personnelle, éviter de juste réaliser des images et de coller de copieux extraits de texte dessus. de ce point de vue, le bédéaste réalise bien une bande dessinée avant tout. Il ne noie pas chaque case sous un monceau de texte recopié : il réalise des pages qui utilisent les codes narratifs de la bande dessinée, en racontant la majeure partie du récit par l'image. Il y a aussi bien des actions découpées sur plusieurs cases, que quelques dessins en pleine page, ou encore des compositions sur deux pages en vis-à-vis, et le texte reste dans une proportion normale pour une bande dessinée. Il recourt essentiellement aux dialogues. Il y a une ou deux pages sans texte, l'histoire étant alors uniquement racontée par les dessins. Il utilise également l'outil du flux de pensée, sous la forme d'un cartouche de texte au-dessus du dessin de la case, ou intégré dans la case, en quantité maîtrisée. le lecteur bénéficie donc du premier effet qui est de voir les personnages du roman, les différents lieux, ainsi que l'interaction entre les protagonistes. C'est tout l'enjeu d'une adaptation : donner à voir ce que le lecteur a imaginé s'il a lu le roman, ou figer dans son esprit ce à quoi ressemblent les personnages s'il ne l'a pas lu. D'un autre côté, le lecteur vient en toute connaissance de cause dans les deux cas.

La lecture de cette BD s'avère facile et coulant de source, avec une intrigue claire, sans digression, sans développement donnant l'impression d'une pièce rapportée. C'est donc que l'auteur a réussi la partie invisible de son travail : passer des spécificités de l'écriture en roman, à celles de la narration en bande dessinée. S'il n'a pas lu d'autres ouvrages de Kuper, le lecteur peut parfois s'étonner d'idiosyncrasies visuelles inhabituelles : des représentations simplifiées, des expressions de visage de type dessin animé pour enfant, des représentations naïves (comme le boulet de canon fusant au-dessus de la tête des indigènes), des exagérations comiques (les bottes de cowboy à l'extrémité relevée vers le haut), des yeux sans iris ni pupille, des images glissant vers l'expressionnisme. Ces caractéristiques visuelles ne sont pas le fait d'un dessinateur un peu hésitant sur la tonalité à imprimer, mais des choix effectués sciemment. Les représentations simplifiées ne sont pas synonymes de dessins bâclés ou superficiels. Au fil des pages, le dessinateur représente des navires à voile avec leur gréement, la façade de la compagnie de commerce avec son frontispice grec et ses colonnes, le vieux rafiot avec sa roue à aube que Marlow doit rafistoler et avec lequel il remonte le fleuve, les animaux de la jungle (crocodile, hippopotame, serpent), les fusils utilisés par les colons, les façades de Londres. Les visages simplifiés et les expressions un peu appuyées permettent de bien transcrire l'état d'esprit du personnage concerné. L'auteur utilise également des représentations spécifiques pour un élément particulier : une photographie de mappemonde pour évoquer les zones restant à explorer, une carte d'Afrique pour montrer le navire faisant du cabotage, un clavier de piano pour évoquer la vente d'ivoire, ou encore des onomatopées incrustées dans l'image pour évoquer le son des tambours nocturnes.

En fonction des séquences, Kuper va donc placer ses dessins plus vers le réalisme, la représentation naïve, ou l'expressionnisme. Au travers de ses légères fluctuations dans le spectre visuel, le lecteur peut y voir la manière dont le personnage est en train de se représenter ou d'interpréter les événements. le lecteur éprouve un choc en voyant les africains en pagne, gisant à même le sol, certains morts, alors que Marlow les découvre dans des dessins réalistes. Il comprend que l'onomatopée Kaboom et l'explosion brouillonne traduit le fait que Marlow n'a pas une idée très précise, ou simplement une compréhension technique de l'opération, et que l'image qu'il s'en fait est assez enfantine. Il n'est pas près d'oublier le visage de Kurtz, comme habité par des spectres alors qu'il rend son dernier souffle, une vision expressionniste à la force étonnante. Indubitablement, Peter Kuper fait oeuvre d'adaptation, à la fois en respectant l'intention de l'auteur, à la fois en en donnant sa version. le lecteur retrouve l'intrigue intacte, fidèle au roman, sans transposition à une autre époque comme l'a fait Francis Ford Coppola avec Apocalypse Now (1979), Ici, l'auteur privilégie la dimension colonialiste, à la dimension psychologique. Il ne s'appesantit pas tant sur l'impérialisme et le racisme que sur la cruauté hallucinante des blancs à l'encontre des africains. Il ne cherche pas à donner une image de la culture de la peuplade vivant le long du fleuve, il insiste sur le traitement que les blancs leur font subir. Il n'y a aucun doute sur la motivation économique de l'Angleterre, et l'exploitation de l'ivoire est montrée comme un pillage des ressources dans tout ce qu'il a de plus abject, que ce soit le massacre sans retenue de la faune, ou les êtres humains moins bien traités que des bêtes. Cette façon de voir les choses ne se réduit pas à une dénonciation facile et gratuite du colonialisme : le lecteur y voit l'exploitation de l'homme par l'homme, et des ressources finies par des êtres humains à l'avidité sans limite. le récit est bien raconté par un auteur contemporain, et il évoque bien la situation du début du vingt-et-unième siècle.

À quoi bon adapter un classique d'une telle envergure ? le lecteur sait ce qu'il est venu chercher : soit le moyen de lire ce livre dans un format qui le lui rend plus accessible, soit se remémorer une lecture déjà ancienne, soit y trouver une interprétation différente à laquelle il pourra confronter la sienne. de tous ces points de vue, l'adaptation de Peter Kuper atteint ces objectifs. Il se montre fidèle à l'intention de l'auteur et à l'intrigue, en réalisant une vraie bande dessinée, et pas un texte charcuté et illustré, et il choisit une dimension spécifique pour sa version.
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