Les Vivants, tome 1

Addie lui tend le sac étanche de M. Henry.
_ Tiens, mets-le dedans.
Shy soulève l'animal, le balance à l'intérieur du sac et s'essuie les mains sur son jean. Puis les deux jeunes examinent le poisson. Il est jaune terne, fin, mais plutôt long. Ses yeux semblent rivés sur Shy.
Addie surprend ce dernier en plongeant soudain la main dans le sac pour le récupérer. Puis, après avoir ôté l'hameçon, elle déchire le poisson en deux. Les mains dégoulinantes de sang, elle offre la plus grosse moitié à Shy qui la regarde comme si elle était folle.
_ Quoi? fait-elle.
_ J'ignorais que j'étais avec une foutue cannibale! dit-il en regardant sa portion.
_ Je voyais bien que tu n'allais pas le faire.
_ Je me préparais psychologiquement.
_ Oui, oui, c'est ça. (Elle baisse les yeux sur sa moitié.) On a qu'à imaginer qu'on mange des sushis.

Une nouvelle secousse, plus violente, ébranle le canot.
Il se penche par-dessus le rebord et ce qu'il voit lui glace le sang.
Cinq ou six requins tournent autour de l'embarcation, leur gueule entrouverte dévoilant d'impressionnantes rangées de dents acérées. Les yeux écarquillés d'horreur, Shy regarde l'un d'eux quitter le groupe, plonger dans sa direction et remonter en donnant un coup de museau dans la coque du bateau, le faisant tomber sur les fesses.
_ Qu'est-ce que c'est que ce bordel!
Repoussant avec colère l'un des corps, il se relève puis va récupérer la rame du radeau. Cette fois, il est vraiment en rogne. Comme s'il n'avait pas assez de problèmes, il faut en plus qu'il se tape des putain de requins.
Il se met alors à frapper l'eau à grands coups de rame en hurlant:
_ Cassez-vous!
Les squales se dispersent quelques secondes, puis se rapprochent à nouveau, reprenant leur sinistre ronde.

Entendre Carmen lui parler de son copain le rend toujours un peu jaloux. Mais, en tant qu'ami, il est bien obligé de temps en temps de s'enquérir de cette partie-là de sa vie.
Et c'est ce qu'il veut, non ?
Être ami avec elle ?
Mais est-il possible d'être l'ami d'une fille qu'on trouve à la fois belle, intelligente et adorable ?

Le monde est vivant lui aussi.
Il tourne autour de toi et défile devant tes yeux, si vite, qu'il t'est impossible de le voir, et en même temps aussi lentement qu'un arbre en train de croître dans un parc.
Tous les sons que tu entends c'est le sang de la terre qui coule dans des veines imperceptibles , et certaines de ces veines ne sont autres que des gens tels que toi

Le monde est vivant lui aussi. Il tourne autour de toi et défile devant tes yeux, si vite, qu'il t'est impossible de le voir, et en même temps aussi lentement qu'un arbre en train de croître dans un parc. Tous les sons que tu entends - le vent qui te siffle dans les oreilles, les murmures de l'océan et l'eau qui clapote contre la coque - c'est le sang de la terre qui coule dans des veines imperceptibles , et certaines de ces veines ne sont autres que des gens tels que toi, Shy, Carmen, ou Addie.

_ Qu'est-ce qu'il fait, d'abord, comme métier? demande le garçon. Quel type de boulot nécessite d'avoir des locaux perdus au milieu de l'océan?
_ Je suis sa fille, bon sang! Pas sa secrétaire.
_ Attends! Tu ne sais même pas ce que ton père fait comme travail?
_ Et toi, tu n'as probablement pas de père. Les gens comme toi sont tous élevés par des mères célibataires, non?
Shy fixe sur elle un regard stupéfait. Il n'en revient pas d'avoir affaire à une garce pareille.
_ Quoi? fait-elle.
_ Je préfère ne pas relever ce genre de connerie, répond-il en secouant la tête avant de lui tourner le dos.

Le soleil brûlant est haut dans le ciel, ce qui signifie qu'il a dormi plusieurs heures. L'air est chaud et sec. Quant à l'océan, il est presque plat sous le ciel le plus bleu que Shy ait jamais vu. Un ciel de carte postale.
C'est alors que tout lui revient.
Les vagues gigantesques, le bateau en feu, la Californie ravagée, sa famille... A l'heure qu'il est, il devrait être sur le pont Lido, à fournir des serviettes aux passagers, des clubs pour le minigolf... A mater les jolies femmes en bikini, y compris les mères de famille. Et à attendre que Carmen vienne papoter cinq minutes en buvant son café. Sauf que le pont Lido n'existe plus, car l'intégralité du navire repose à présent au fond de l'océan Pacifique tandis qu'il est seul perdu en mer. Sans aucun autre survivant à l'horizon.

Il crie tous les noms qui lui passent par la tête, mais ne reçoit aucune réponse. Submergé par la colère et le désespoir, et sans aucune idée de ce qui peut bien nager sous lui, il frappe l'eau de ses mains.
Pendant les minutes qui suivent, il fait du surplace, luttant contre la panique qui menace de le rendre fou. Et s'il était perdu pour de bon? Sans rien à boire ni à manger, sans personne pour lui tenir compagnie quand surviendra sa dernière heure. Il craint de ne plus jamais rien voir que cette interminable étendue d'eau, et il a l'impression que la vérité sur le monde vient de lui être révélée. Son pouvoir absolu. Les hommes ne sont rien d'autre que des grains de poussière aisément balayés par la brise.

Il se met alors à se taper le front avec la paume. Il essaie de réfléchir ou du moins de se réveiller. Mais il est incapable d'aligner deux pensées cohérentes, et il ne parvient pas à sortir de ce cauchemar.
Il sait qu'ils ont été frappés par deux vagues titanesques.
Que tous ceux qui l'entourent sont morts.
Et que le bateau coule.

Au début, Shy retourne chaque corps qu'il croise, mais aucun d'eux ne peut l'aider, ils sont tous morts.
Pas la moindre trace de Carmen, Kevin, Rodney ou Marcus. Pendant un moment, il en vient à douter d'être lui-même en vie. Mais s'il marche et s'il respire, c'est qu'il est vivant. Toutefois, c'est difficile. Et douloureux. Sans parler de tous ces cadavres qui flottent sur le ventre, certains ont eu un ou plusieurs membres arrachés, tandis que d'autres arborent des plaies béantes couvertes de sang rouge vif.