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Critique de Malaura


« Aventures d'un romancier atonal » fait partie de ces livres « à-part » dont on se demande de quel esprit loufoque ils ont bien pu surgir, dans quel terreau étrange ils ont germé et crû pour donner cette oeuvre originale et fantaisiste, à la fois humoristique et érudite, contemporaine et anachronique, universelle et pourtant très personnelle.
L'on a bel et bien entre les mains ce que d'aucuns appelleraient un Objet Littéraire Non Identifié !
Il faut parfois attendre des années avant de pouvoir découvrir de grands auteurs, pourtant réputés dans leur pays d'origine, mais totalement inconnus dans nos contrées. C'est le cas d'Alberto Laiseca, dont l'oeuvre, célébrée en Argentine, est jusqu'alors restée inédite en France. Les fameuses éditions Attila, toujours très visionnaires et perspicaces dans le choix de leurs publications, ne s'y sont pas trompées en décelant chez l'auteur argentin le digne héritier d'un Jorge Luis Borges, d'un Roberto Arlt ou d'un César Aira… d'un auteur, enfin, qu'il fallait sans plus tarder faire découvrir aux lecteurs français.

Ce qui attire en premier lieu dans « Aventures d'un romancier atonal », c'est déjà le superbe objet-livre illustré par le dessinateur Helkavara, avec sa couverture colorée et tape-à-l'oeil. On devrait plutôt dire SES couvertures, car le livre contient en réalité deux histoires. Côté pile, côté face : deux facettes d'une même pièce, deux partitions très différentes l'une de l'autre mais issues d'une même orchestration qui, composées et menées de main de maître par l'habile chef d'orchestre Laiseca, révèlent toutes deux l'univers insolite et cocasse de l'auteur. En retournant le livre, l'on a donc la surprise de découvrir une seconde histoire : « L'épopée du Roi Thibaut ».

« Aventures d'un romancier atonal » raconte les péripéties d'un écrivain méconnu et sans le sou, grand admirateur du musicien Arnold Schönberg, s'acharnant depuis dix ans à écrire « un roman atonal », vaste et hétéroclite édifice fictionnel combinant à l'envi, sciences, histoire, musique, peinture, religion, mathématiques, géologie, etc…Un roman-somme expérimental de plus de 2000 pages dont l'assemblage dissonant, hermétique et excessif relève davantage de la torture chinoise que du page-turner…
Vivant dans une pension minable tenue par une vieille femme redoutable qui règne sur ses locataires comme une Pharaonne sur des Nubiens, le romancier peut malgré tout compter sur l'indéfectible soutien de son ami Coco Pico de la Mirandole. Ce dernier s'est présenté à Ferochi, éditeur tyrannique, sadique et suicidaire, n'aspirant à rien d'autre qu'au sabordage professionnel. Contre l'assurance que le livre sera un désastre et causera assurément la ruine de son éditeur, le roman atonal est finalement publié. Et bien sûr, le livre est un succès !...

Conservé dans la bibliothèque personnelle de Coco Pico de la Mirandole, « L'épopée du roi Thibaut » est un récit extrait du chef-d'oeuvre unique du génial romancier atonal. Présenté à la manière des manuscrits d'autrefois, avec encadrement, lettrines et enluminures humoristiques signés Helkavara, le texte, écrit comme un conte, raconte les exploits du roi Thibaut et la guerre sainte qu'en des temps archaïques il mena contre Saladin, calife de Russie, et son peuple de musulmans. Aux commandes de titanesques machines de guerre qui auraient pu tout droit sortir de l'imagination fertile d'un Léonard de Vinci et montés sur de gigantesques animaux préhistoriques domestiqués, les deux clans s'abîment dans de féroces combats jusqu'à la quasi extinction de la civilisation, du moins jusqu'à un retour à l'âge de pierre, où, très lentement, l'histoire peut recommencer et qu'ainsi, des millénaires plus tard, un roi-archéologue découvre les vestiges de ce qui fut une ère de turbulences et de démesures.

Par ces deux histoires, le lecteur pénètre dans l'antre imaginaire d'Alberto Laiseca, une oeuvre qui se construit comme une tour de Pise, bizarre, biscornue, mais néanmoins solidement fichée dans un sol fictionnel savamment pensé et mûrement réfléchi. Sorte d'architecte fou évoluant dans un univers décalé et farfelu, Laiseca bâtit son édifice chimérique à partir d'une infinité de matériaux littéraires et de disciplines qu'il mélange, à l'instar de son personnage d'écrivain atonal, en un judicieux bric-à-brac où tout est « vraiment » vrai et rien ne l'est vraiment. Docteur Faustus du roman moderne, l'auteur se revendique d'un « réalisme délirant ». En quelques pages à peine, son « Epopée du Roi Thibaut » embrasse l'histoire humaine en brassant les périodes en un extravagant amalgame, un peu comme si les troupes napoléoniennes étaient parties en conquête montées sur des dinosaures ou si l'aviation allemande s'était illustrée avec des escadrilles de ptérodactyles…
C'est à la fois un travail profondément érudit et une gigantesque farce jubilatoire et satirique dont la part d'ironie explore et explose allègrement les rapports de domination entre les sexes, règle ses comptes au milieu éditorial et assimile les références, les sources et les influences pour recréer un monde illusoire totalement libéré des contraintes littéraires.
Auteur non-conformiste s'il en est, d'une totale indépendance d'esprit, Laiseca signe un roman inclassable issu de ses propres déboires de créateur et dont certains passages sont à eux-seuls des morceaux d'anthologie.
Liberté, culture, humour et désinvolture…les lettres argentines ont encore accouché d'un auteur surprenant aux joyeuses élucubrations !
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