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Critique de 4bis


Je ne me voyais pas m'y risquer. Il aura fallu toute la confiance que j'ai en Anna, une allusion de Michel au détour de Proust, pour que j'entame la lecture du Lambeau. le hasard aussi de le trouver dans les rayonnages de ma petite librairie car ce n'est pas le genre de livre que je me serais vu emprunter à la bibliothèque, le genre de livre dont j'aurais accepté qu'il ait été touché par d'autres lecteurs avant. Quitte à plonger, autant que je puisse me l'approprier, corner ce qui devait l'être sans déranger personne.

Mes réticences initiales se stratifiaient en zones hétérogènes. Je n'aurais pas voulu être de ces charognards qui se repaissent des restes tuméfiés qu'aurait pu être ce livre. Pas plus que je ne me sentais de ceux qui, la larme à l'oeil, se félicitent à bon compte que tout ne finisse pas si mal puisque Philippe Lançon écrit et qu'eux, ils vont bien. Et puis, appréhender la reconstruction d'un corps qui a été dérobé par une violence ayant transformé la limite en charpie, mes alarmes intérieures en étaient déjà au tocsin.

Une fois à pied d'oeuvre, j'ai fait de la lecture du Lambeau, au moins sur ces deux tiers, quelque chose de religieux au sens étymologique du terme. Acceptant de maintenir le lien entre le récit et ma conscience. Comme il m'est déjà arrivé de vivre en suspens, toute de vigilance concentrée et d'adresse vers ce qui se déroulait pour un être cher loin de moi et sur lequel je n'avais aucune autre prise que celle de l'attention que j'offrais de tout mon être. A la manière de l'épouse d'un des policiers chargés de garder la chambre de Philippe Lançon qui prie pour lui tous les jours. Être là. Offrir cette présence qui ne se dérobe pas. Comme si à ces mots répondaient le regard ferme de tous les lecteurs qui les parcourront et que c'était nécessaire. Pas tant à Philippe Lançon ou à moi qu'aux liens qui nous tiennent tous les uns aux autres.

La dernière partie du Lambeau montre d'ailleurs que son auteur est conscient de ce phénomène qu'il a provoqué. Au moment où il doit quitter les services d'urgence de stomatologie de la Salpetrière après y avoir été pris en charge plus de deux mois, il évoque le patient égoïste qu'il a été, celui qui a pris tout ce qu'on lui offrait sans scrupule, qui s'est appuyé sur le tissu humain des amis et des soignants. Sa chirurgienne, Chloé, le lui dit « Ca n'est jamais arrivé ici, dans ce service, ce mélange de tendresse et de folie que vous inspirez, et c'est pourquoi vous allez devoir partir. (…) Vous avez su trouver votre force ici et c'est bien. Vous avez fait de ce service un nid accueillant et séduisant, tous sont entrés dans ce nid, et vous devez maintenant en sortir pour leur échapper. » Ce n'est pas une condamnation morale de ce qu'il a provoqué qu'il fait ici. Il raconte simplement comment, en ces circonstances, il s'agit de faire feu de tout bois. A ce titre, on peut ajouter la confiance pour les soignants et l'intérêt distancé avec lequel ils instaurent un « c'est comme ça », modeste tuteur bien plus fiable que tout pathos enfiévré.

Racine, Bach, Proust et Valéry (« Ces jours qui semblent vides / Et perdus pour l'univers / Ont des racines avides / Qui travaillent les déserts »), terreau fertile. Bribes qui font trame.

Même l'anémone hallucinatoire, irruption morphinique qui fait palpiter d'épouvante, est de ces images sur lesquelles on peut prendre appui. Une poche d'encre offerte par un défunt. Les trois grands-mères de Philippe Lançon aussi, servant d'escorte à celle de Proust, comme autant de visiteurs venus interposer leur silhouette et leurs mots afin que se greffe dessus une identité ne demandant qu'à se reconstituer. Non dans un combat manichéen et héroïque, mais dans une dignité nécessaire et irrécusable. C'est comme ça.

C'est un livre qui oblige. Comme son narrateur aux mains d'une kiné particulièrement exigeante, on se doit d'être à la hauteur, ne pas se payer de mots, ne pas se dérober non plus. On en conçoit une forme d'orgueil, le même dont se targue Philippe Lançon. Et après tout, pourquoi pas ? On voit aussi tout ce que l'amitié, la chaleur des relations entretenues, le secours de la littérature, de la peinture et de la musique apporte à cette longue marche.

Restent Proust et le passé. Philippe Lançon fait de la lecture de la Recherche, et plus particulièrement de la mort de la grand-mère du narrateur, un rituel précédant ses descentes au bloc opératoire, une sorte de prière. Après la lecture des passages qu'il y consacre, je renouvelle mon hypothèse de le voir se retremper dans le récit d'une expérience irrécusable, à laquelle la grand-mère ne se dérobe pas, à laquelle elle fait face. Pour une reconstruction de la mâchoire à partir de son propre corps il faut au moins ça.

Plus généralement, Lançon voit en Proust « un génie « de la maison », celle des souffrants » mais se trouve très vite agacé « par son pessimisme et sa mise en scène perpétuelle de la solitude, du mensonge et du malentendu. » Alors il lui fait des « vraies petites scènes de ménage muettes. (…) Il me résistait, avec un sourire léger et condescendant, et je continuais à le lire avec une passion intermittente et profonde : l'exaspération nourrissait l'admiration. » Là aussi, je me suis sentie en affinité.

Sur le passé, Philippe Lançon écrit entre autres « On ignore à quel point les lieux où l'on a grandi nous façonnent jusqu'au moment où l'on y retourne comme si l'on était mort. le corps et l'esprit retrouvent l'espace familier, mais ils ont changé. (….) le lieu familier avec ses centaines de microscopiques histoires, ses kilomètres mille fois arpentés, ne vous reconnait plus. » C'est qu'il y a le temps où, en bon général napoléonien, le corps utilise toutes les forces dans la cicatrisation et il n'y a alors pas une once d'énergie à offrir à la nostalgie. C'est aussi que le passé n'existe pas ou alors pour être l'antichambre de la folie, lorsqu'il est indument convoqué (« la boîte à gâteaux ») et qu'il faut, comme Proust, avoir vécu bien peu de choses pour en parler tant (et toc !). Cette convergence de vue m'a enchantée, bien sûr. Elle m'interroge, comme le reste, quant à savoir si elle est le fruit de l'attentat ou d'une complexion de caractère et ce que cette concordance de pensée appelle en moi de causalités alors. En tout état de cause, elle a achevé de rendre ce Lambeau particulièrement précieux à mes yeux de lectrice. Merci donc une nouvelle fois à mes deux amis, Anna et Michel, pour m'y avoir conduite.
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