Citations sur Mon temps libre (16)
L’identité de la « première victime du mur » ne fait pas consensus. D’après certains, il s’agit d’une femme de cinquante-huit ans, Ida Siekmann, morte le 2.2 août I961 des suites de ses blessures après avoir sauté par la fenêtre dc son appartement de la Bernauer Strasse. Pour d’autres, c’est un jeune homme de Vingt-quatre ans, Günter Litfin, abattu le 24 août alors qu’ il essayait de rejoindre le secteur, britannique en traversant un canal à la nage. On peut lire sur Wikipédia que « les coups de feu ameutèrent les passants qui assistèrent au repêchage de son cadavre par la police ». Sur un site officiel de l’administration allemande, on apprend que la Stasi lança immédiatement une campagne de diffamation…
Ce soir, une fois n'est pas coutume, la grande salle de lecture de la Stabi était remplie de couples lascifs dont les membres suspendaient régulièrement leurs réflexions, la lecture de leur livre, la rédaction de leur thèse pour se rejoindre et s'embrasser, se susurrer des choses à l'oreille l'un de l'autre, s'étreindre longuement et rire d'un rire moelleux et sensuel, le tout si bien chorégraphié, si convaincant, que la solitude qui transpirait par tous mes pores m'est apparue soudain comique.
Parfois je crois voir une histoire derrière ces mois d'attente et d'interrogation, ou un fil rouge, une direction, mais il s'avère toujours ensuite qu'il n'y en a pas : ni fil, ni direction, et pas d'histoire qui tienne, rien d'autre que ces morceaux glanés, hallucinés à mesure que j'absorbe le vide du temps à trop hautes doses.
Quand je les écoute broder sur l'un ou l'autre de leurs thèmes de prédilection, je ne ressens ni regret, ni culpabilité, et pendant les quelques minutes sui suivent l'extinction de la radio, une fois la nourriture broyée et ingurgitée, le silence qui m'entoure me semble toujours un peu plus acceptable qu'auparavant.
Je ne ressens plus ni courbature, ni épuisement, ni fraîcheur, ni chaleur, et cette absence de sensations me plaît - sur le moment, je n'y réfléchis pas mais je sais qu'elle me plaît -, à moins que ce ne soit une sensation aussi, la dernière qui reste, la plus légère et la plus persistante de tous.
J'ai l'impression qu'en les fixant longtemps à travers le viseur, sous plusieurs angles, en me retenant de respirer et en pressant doucement le déclencheur de l'appareil jusqu'à ce que le miroir pivote et claque, je parviendrai à voir cette forme qui se dérobe sans cesse.
J'ai compris quelque chose : le temps s'écoule autour de moi, pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n'a rien à voir avec ce temps qui passe à l'extérieur. C'est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j'émiette, comme une neige lente, poudreuse.
Les choses ont perdu leurs contours, le ciel ne s’arrête pas de blanchir, l’hiver s’est dissipé, le printemps gonfle, les jours s’étirent, j’examine les bourgeons de toutes mes forces, les mouches encore si peu méfiantes, je crois pouvoir sentir la chaleur du soleil sur mes poignets, mes tempes, mais ça ne va pas plus loin, et puis les phrases et les pensées s’étiolent, le blanc revient toujours, c’est comme si les idées, les fleurs, la terre, les mots s’évaporaient, comme s’il n’y avait plus que ça, cette sorte de brume laiteuse qui s’élève de partout, sans fin.
Les bruits d'octobre se sont dissous dans l’air. Tous les jours à onze heures, un petit groupe d’enfants guidé par un adulte se dirige vers le square, chaque jour plus silencieux, plus lent, ses mouvements comprimés peu à peu par le froid. L’après-midi, personne ne vient plus s’asseoir sur les bancs, et les trottoirs des environs restent déserts. Plus d’étourneaux, plus d'hirondelles, et de jour comme de nuit, seulement des bruits nocturnes, des bruits de ville abandonnée, de ville sous cloche de verre. Mais à mesure que les bruits s’affaiblissent à l’extérieur. ceux de l’immeuble se font plus insistants : la télé du voisin, les portes claquées, fermées, poussées, les grincements en tous genres, les clés tournées dans les serrures, les clous plantés ici et là…
Mon affection pour certains mots d'ici («Gedankensprung», «Schadenfreude»): parfois, le simple fait de les retrouver sur la page d’un journal me redonne presque la santé.