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Critique de tilly


tilly
28 septembre 2011
"Je vais où je suis. Je file dans les jours perdus. Je me défais de ma mémoire."

Le Flâneur de l'autre rive est une suite mnémosique composée de 38 petites pièces, un peu comme des nouvelles dans un recueil. On peut les lire ou les relire indépendamment les unes des autres, dans un ordre différent, à son propre rythme, en flânant. Par contre on peut comme moi aimer les randonnées plus longues, l'endurance, la lecture de bout en bout, avec de rares étapes. Comme ça on a une meilleure vue, un panorama à 360° ou presque, on domine mieux le paysage dessiné par l'écrivain, les chemins de la mémoire qu'il nous invite à suivre derrière lui.

Qui est Gilles Lapouge ? Ne vous précipitez pas sur wikipedia, pas tout de suite.... Faites appel à vos souvenirs d'Apostrophes, de France Culture, à vos lectures dans le Monde ou Le Figaro, ou si vous avez des attaches brésiliennes dans O Estado de Sao Paulo. Peut-être avez vous eu le bonheur de parcourir le festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo, de lire ses livres ? Et si vous ne voyez toujours pas, ou que décidément vous êtes très jeune, lisez le Flâneur de l'autre rive !

On n'est pas grand reporter et journaliste depuis soixante ans pour le même journal sans avoir de nombreuses anecdotes goûteuses et des rencontres pittoresques à raconter. On n'est pas grand lecteur et écrivain sans aimer parler avec enthousiasme de ses lectures et de son expérience d'auteur. On n'est pas grand voyageur, même malgré soi, sans vouloir faire partager ses étonnements.

Alors, Gilles Lapouge est-il vraiment ce dilettante au charme ironique et léger (comme son écriture), porté par les hasards d'une vie idiote et bienheureuse ? le champion du monde auto proclamé des chroniques (à peu près 54000 pages d'écriture) ? le spécialiste mondial du café, auteur d'une monographie dont il ne reste trace dans aucune bibliothèque ? le chercheur de bouts du monde ? le collectionneur de bruits ? L'expert en batailles de vents ?

Tout à coup, au détour d'une anecdote sur sa carrière dans le journalisme, l'air de ne pas y toucher, il balance, Gilles Lapouge. La poésie malicieuse, l'observation empathique, la sagesse philosophique, laissent place à l'indignation du journaliste jadis privé un temps de sa carte de presse pour d'obscures raisons soi-disant politiques. Mordant.

J'ai relevé dans les flâneries de Gilles Lapouge plusieurs thèmes récurrents : les souvenirs, la mémoire, l'ennui. Peut-être la mort aussi, mais tellement en filigrane que je suis moins assurée de ce que j'avance que pour le reste. On les trouve jusque dans les histoires les plus drolatiques racontées par le Flâneur, ce qui donne à tout le recueil une profondeur nostalgique infiniment touchante.

Gilles Lapouge dresse au fil de ses flâneries une typologie hyper détaillée de ce que sont les souvenirs et la mémoire . Il y a les souvenirs enfouis, les souvenirs fantômes, les mauvais souvenirs que l'on voudrait perdre, les souvenirs rectifiés, barbouillés, empruntés, les faux souvenirs, les souvenirs qui tombent en ruines comme des châteaux de sable après la marée. Il les connait si bien ses propres souvenirs, qu'il leur parle comme à des enfants. Il les personnalise pour mieux les apprivoiser, les discipliner.

« Ce sont des souvenirs dodus et même musclés, pas très anciens, et sur lesquels on pensait pouvoir se reposer. Ils semblaient si calmes. Ils répondaient au premier appel. Ils inspiraient confiance. [...] Et voilà qu'il vous font faux bond sans crier gare et vous ne savez plus où ils sont passés. [...] Je ne serais pas étonné d'apprendre qu'ils se sont tout simplement perdus [...]. Sans doute ils se sont trompés de chemin quand ils ont voulu rentrer à la maison et ils ont débouché dans une autre tête. ils ont réussi à se faire adopter, comme font les chats de gouttière. Ce sont des souvenirs de "gouttière". Leur départ a laissé dans votre mémoire une blessure et une déchirure, un vide qui vous fait de grandes douleurs et des nuits tourmentées. »

Et puis, il y a l'ennui. Gilles Lapouge parle beaucoup de l'ennui, mais pour en faire l'apologie. Il s'est souvent et longtemps ennuyé, à l'armée, au sanatorium. Il a aimé l'ennui. Il a même voulu devenir trappiste, vocation avortée, mais jamais oubliée.

« C'était reposant. Les horloges étaient aux commandes de notre existence au point que le temps finissait par dépérir, comme dépérira le pouvoir, à ce que dit Karl Marx, dans la société communiste accomplie. Nous étions nous-même des sortes d'horloges et les heures étaient abolies. »

Oui, mais le temps perdu, passé, renvoie à la mort...

« A ces premiers bouts du monde, qui sont de facture classique, j'en ajoutais plus tard quelques autres, dont les bornes ne sont pas plantées dans l'espace mais dans le cadran des horloges. Par exemple, la mort de ceux que j'aimais, dont chacune me confirmait qu'après un événement pareil, il n'y a plus de minutes, même plus de secondes, et que le bout du monde est le bout du temps. »

Il y a au milieu du recueil, une flânerie au titre ultra court et qui elle-même ne comporte que quatre lignes imprimées. C'est étrange, différent, glaçant, mais très parlant.

« Froid

Mon père, quand il fut devenu vieux, disait par-
fois : "J'ai froid dans les os." Je ne comprenais
pas ce qu'il voulait dire. Maintenant, j'ai froid dans
les os. »

Je voulais finir sur cette belle note sombre mais je ne veux pas laisser l'impression que les souvenirs de Gilles Lapouge sont tous de cette veine lapidaire et morbide. Au contraire, une fois refermé le Flâneur de l'autre rive, je retiens surtout le partage réussi du bonheur rare d'avoir vécu une vie peu contrainte. A lire, et à faire lire.

Lien : http://tillybayardrichard.ty..
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