Citations sur Poétique des jardins (14)
En un temps où la planète entière a été reconnue, colonisée, façonnée et refaçonnée par la technique, et où l'économie est devenue globale, notre asile terrestre ne peut plus être pensé en termes d'îles ou de pays garantis par des mers ou des frontières, soit comme une mosaïque. Elle est devenue une, incluse dans sa propre limite sphérique : un système écologique global, une "biosphère", disent les savants, de plus en plus fragilisée, dont l'homme constitue la "noosphère".
Toute histoire a sa vulgate. Ainsi oppose-t-on le caractère artificiel, voire "antinaturel" des jardins réguliers, et spécialement de ceux dits "à la française", au "libre naturel" des jardins dits "à l'anglaise". Poncif simpliste, même si les partisans de l'une et de l'autre manière eurent tendance à débattre dans ces termes faussés au cours du XVIIIème siècle.
[un traité de Cicéron] évoque l'existence d'une seconde nature qualifiée d'altera natura par l'auteur des Tusculanes. "Nous semons du blé, écrit Cicéron dans un passage du De natura deorum, plantons des arbres, fertilisons le sol par l'irrigation, maîtrisons les fleuves et redressons ou détournons leur cours. En résumé, par le travail de nos mains, nous essayons, pour ainsi dire, de créer une seconde nature (altera natura) au sein du monde naturel."
Tout jardin est un microcosme, c'est-à-dire une composition de paysages évoqués par réduction, métonymie, allégorie, transfert, ambiguïté.
Aucun paysage ne saurait exister sans lecture sensible et culturelle du mixte de nature et d'histoire que constitue un pays déterminé.
Si l'histoire et la théorie ont déconstruit l'idée de wilderness, elles ne l'ont pas effacée de notre mémoire : nous la reconstruisons chaque jour sur un mode imaginaire à partir de fragments, souvent issus d'une histoire géologique longue de millions d'années, qui évoquent sa remembrance nostalgique. En sorte que, si l'existence d'une première nature est aujourd'hui discutable, elle reste active dans nos pensées. Voilà ce qui explique pourquoi, plus notre monde s'en écarte en devenant hybride, plus l'art des jardins - dans sa composante principale - celle qui privilégie aujourd'hui le "sauvage" - s'emploie à le recréer.
Réclamer aujourd'hui que l'on protège la Nature ou que l'on introduise "de la Nature" dans un monde où ce qui en tient lieu (de nature) est largement artificiel témoigne de sentiments louables mais aussi d'un égarement sémantique.
Que l'art des jardins ait partie liée avec la politique, voilà qui ne surprendra que les naïfs ou les ignorants. Cet art prétendu "mineur" faisant usage d'herbes, de fleurs, d'arbustes, d'allées et de ramures est moins innocent, en effet, qu'il n'y paraît.
Parmi les oeuvres d'art, les jardins et les créations paysagistes sont les seules qui soient vivantes au sens entier du mot. Cette singularité est leur grandeur, mais aussi leur fragilité.
Création "contre nature" ou création "avec nature, contre celle-ci", tout jardin est une performance technique.