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Critique de marilyseleroux


À partir de quel événement, de quel état d'âme la vie bascule-t-elle ? Pour quelles raisons le chemin s'incurve-t-il tout à coup ? Qu'est-ce qui fait par exemple que l'on peut renoncer à un amour miraculeux, « fulgurant et sérieux » (on est très sérieux quand on a 17 ans, n'en déplaise à Rimbaud), fort comme une évidence, et grever durablement sa vie ? Pourquoi est-on si lâche, si prêt à sacrifier son désir pour obéir à « l'Ordre » et vivre ensuite « sur le mode du souci et de l'ennui », tel un fantôme désenchanté par « l'angoissant découpage du temps » ?
Mérédith le Dez signe, sous ce beau titre de Coeur mendiant qui fait écho à une oeuvre du peintre lorrain Émile Friant, une histoire de vie écrite à la première personne où s'entremêlent la mort, l'amour, le sentiment d'inachèvement, la nostalgie, l'amertume, la tristesse, tout cela dans une sorte de parenthèse à double effet retard, le récit s'articulant autour d'événements datant de 1990, 2005 et 2015. La narratrice, Muriel Jourdren, vingt-cinq ans plus tard, revit douloureusement un amour de jeunesse, foudroyé dans son envol. L'élément déclencheur : la mort de l'écrivain Jérémy Kettle, apprise aux informations télévisées parmi le cortège de morts et de souffrances qui dévastent l'époque. C'est le moment pour Muriel d'ouvrir la boîte au trésor qui, tel un ludion, libère les souvenirs de ce jour où elle rencontra le traducteur de Kettle, André Rouvre, dans un parc, à Nancy, un « samedi riant de septembre » par « un temps idéal pour les fruits à mûrir et les intrigues ». La jeune fille, coquelicot solitaire passionnée de littérature, sent que sa vie commence ce jour-là, que le bonheur l'attend avec « son tremblement de flamme, celle du désir et de l'euphorie mêlés ». Journée-fruit que ce 22 septembre, posée « à l'ouverture de l'automne », ronde et douce comme une promesse à tenir. Place d'Alliance, existe-t-il un nom de lieu plus ouvert à la rencontre, la vraie, si éphémère soit-elle, qui bouleverse le cours des choses ?
Seulement la vie hors des livres ne décide pas toujours ce qui est mieux pour elle, malgré le souci d'émancipation, la volonté de saisir le bonheur entraperçu. le temps qui passe est synonyme de trahison, d'assujettissement. Sa « cloche noire » emporte tout : projets, rêves, désirs, amours, amitiés, jusqu'à l'absence définitive qui laisse « le coeur mendiant » face à lui-même et à ses choix, dans un jeu de glace où on se demande avec effroi qui on est.
On appréciera, dans ce nouvel opus de Mérédith le Dez, une oeuvre sensible, poétique dans son écriture, à la narration complexe distribuée en trois parties encadrées d'un prologue et d'un épilogue, l'auteur usant de différents procédés romanesques pour créer un effet de profondeur temporelle : intégration de lettres, de carnets intimes, variation des points de vue, mises en abyme, superpositions d'images, échos divers… le mélange habile des époques et des sentiments ajoute ainsi au trouble ressenti. le roman, qui ne cache pas son inspiration autobiographique, sait garder le mystère de chaque protagoniste. La narratrice ne cherche pas à l'élucider, préférant écrire elle-même son histoire, à sa façon, dans un « travail de reconstitution », qui après « la chirurgie réparatrice » lui permettra « de continuer de vivre, tout simplement ». À cet égard, l'un des sujets du livre, via le personnage de l'écrivain à succès Jérémy Kettle, est la relation dans l'oeuvre romanesque du duo réalité/fiction.
La leçon à en tirer : « il est toujours trop tard pour le mirage du passé », le temps nous condamne à vivre au présent. La douceur de Gandhi, l'homme de paix, qui fait écho au chat éponyme du voisin hospitalisé, est un utile antidote à la douleur paralysante. Ou alors est-ce soudain un désir d'arbre qui fait que l'on se redresse, ouvert à la souffrance « intime et universelle », à la compassion, à l'action généreuse ?
De ce livre délicat, qui sait mêler drames personnels et collectifs, on ressort touché comme par une musique de Satie, les doigts en suspens sur les touches du piano.
Marilyse Leroux, 26 février 2018.
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