AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Tannen


Où, ailleurs qu'ici, peut-on espérer apprendre que le mythe anthropogonique par coroplastie a vraisemblablement remplacé dans le nord de l'Eurasie, juste après le dernier maximum glaciaire, celui dit de l'Émergence primordiale !? Eh bien, cette supposition, susceptible à priori, dite comme ça sans préparation, d'en indifférer plus d'un, Jean-Loïc le Quellec parvient au contraire à nous en émerveiller ! Son écriture est claire, limpide, tout est parfaitement expliqué, chaque terme soigneusement défini. L'auteur fait d'un sujet d'un abord en apparence difficile une lecture accessible et véritablement passionnante.
J'ai en effet beaucoup apprécié ma lecture de cet ouvrage reçu dans le cadre de la Masse critique de février. Je remercie d'ailleurs Babelio et les éditions du Détour, que je ne connaissais pas. Après une petite visite sur leur site, j'ai noté plusieurs ouvrages qui peuvent encore m'intéresser !
Absolument passionnant, donc ! L'anthropologue Jean-Loïc le Quellec étudie dans cet ouvrage l'émergence et la diffusion des mythes de l'humanité, notamment en analysant la répartition à la surface du globe de leurs mythèmes (leurs motifs) et de leurs "écotypes" (leurs variantes).
Si j'ai adoré l'ensemble, j'ai néanmoins trouvé le premier tiers, consacré à une approche historique des disciplines de la mythologie et de l'anthropologie, quelque peu rébarbatif. J'avoue et confesse avoir sauté là quelques paragraphes. Mais on y suit quand même, ce qui m'a intéressé, l'évolution globale de la pensée et de la recherche occidentale dans ces domaines, toujours imprégnées, au début du moins, on peut s'en douter, d'un sentiment de supériorité, servant des intérêts colonialistes, justifiant le mépris. Il semble qu'en Europe on ait passé beaucoup de temps à juger et critiquer l'irrationalité et les contradictions dans les croyances "naïves" des "peuples primitifs", sans savoir remarquer toutes celles attachées à notre religion chrétienne, considérées pourtant comme la seule et unique vérité, par nous qui sommes "civilisés".
En ce sens, l'essai dont il est ici question est aussi (surtout ?) une invitation à changer nos points de vue. Il nous interroge sur nos réflexes ethnocentriques, européocentrés. Par exemple, peut-on, pour commencer, employer le terme de "religion", comme chez nous, pour évoquer le système de croyances des Aborigènes d'Australie ou des peuples anciens ? Est-ce une notion universelle ? Notre premier mouvement étant toujours d'interpréter à partir des principes, des valeurs qui sont les nôtres, qu'on a intériorisés, il apparaît essentiel de s'ouvrir, de connaître d'autres cultures que la nôtre, d'effectuer "un pas de côté" pour concevoir toute cette variété et même se connaître mieux soi-même, en nous débarrassant "des prénotions qui encombrent trop souvent nos jugements". Les communautarismes notamment pourraient naître de cette fermeture, de cet hermétisme à l'altérité, qui nous pousserait à considérer notre propre culture comme étant la "seule valable".
Ce livre est une véritable enquête. le Quellec nous partage en premier lieu l'état de ses investigations sur le mythe particulier dit du Plongeon cosmogonique (un être, souvent un animal, plonge dans l'Océan primordial et remonte à la surface avec un peu de vase ou de sable, à partir desquels il crée la terre). Fort de ses recherches, et s'appuyant sur la méthode de l'aréologie (étude des aires de répartition des faits culturels - longtemps décrédibilisée par l'utilisation nauséabonde qu'en ont faite partisans du système colonial et plus tard les nazis pour renforcer leurs théories racistes en établissant des distinctions entre "peuples civilisés" et "peuples inférieurs", mais réhabilitée aujourd'hui), il contredit l'hypothèse des archétypes de Carl Jung, selon laquelle les mythes seraient des constructions universelles, parce que l'esprit humain a partout la même structure et par conséquent inventerait partout, instinctivement, les mêmes histoires, pour soutenir au contraire que leur diffusion résulte de processus historiques, qu'elle est liée à des millénaires d'échanges et d'influences entre les sociétés humaines.
Après s'être intéressé particulièrement aux mythes anthropogoniques (création de l'homme) et à celui du Déluge, l'auteur termine en parlant de nos "mythes contemporains". Cette partie est plus politique. On apprend que les principes et les mécanismes d'invention et de constitution des mythes sont exactement les mêmes qu'il y a 20 ou 30 000 ans. Que c'est le même "bricolage" caractéristique de la pensée mythique. Ainsi de ce que l'on appelle le New Age, sorte de religion "à la carte", composée tout à la fois d'astrologie, de chamanisme, de spiritisme, de physique quantique, etc. Cette réception qu'on pourrait dire composite se retrouve finalement aussi dans les religions constituées, comme le catholicisme ou l'islam ; on les accepte rarement en bloc, seulement ce qu'on juge participer de notre bonheur individuel. Ainsi également des diverses interprétations sur de prétendus secrets contenus dans les pyramides de Gizeh, sur la venue dans un temps très ancien d'extraterrestres, sur de prétendus restes retrouvés de l'Arche d'alliance... C'est encore vrai pour les "mythes politiques" (tel grand homme a une ascendance divine, telle population voudrait nous grand-remplacer...), par lesquels certains cherchent encore à justifier l'état actuel du monde ou à légitimer une action, un pouvoir politique ou une vision du monde.
La fabrication des mythes, "par bricolage", sert donc moins à expliquer qu'à justifier et à donner du sens. C'est pourquoi, semble-t-il, le mythe ne souffre pas ou très peu quand on lui oppose des faits et de la rationalité. Peut-être même, au contraire, qu'à notre époque où la science est toute-puissante (d'aucuns la prétendent même totalitaire), où elle désenchante d'une certaine façon le monde, où l'on meurt simplement, sans espoir de salut ou de renaissance, peut-être est-il naturel d'assister en réaction à un rejet de la science de plus en plus ferme, pouvant prendre la forme de scepticisme, d'interprétations alternatives plus ou moins romantiques, de complotisme, et qu'on cherche finalement à renouer avec un merveilleux du monde et de notre petite vie individuelle... Bon, je mêle mes propres réflexions à ce que j'ai pu lire et qui m'a inspiré.
L'ouvrage, enfin, est riche de nombreuses cartes et de dizaines d'extraits de mythes, recueillis au fil du temps par des missionnaires, explorateurs et scientifiques. Certains sont très poétiques. On l'aura compris, je suis ravi de ma lecture que j'ai trouvée très accessible. Plusieurs chapitres sont véritablement passionnants. Je recommande à tous ceux qui sont épris de mythologie en-soi, si on peut dire, ainsi qu'à ceux s'intéressant à leur dimension sociale et politique.
Commenter  J’apprécie          40



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}