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Critique de zenzibar


La tragédie cathare est un fait majeur qui demeure encore censuré dans son contenu et sa signification par l'histoire officielle. Constat ô combien symbolique, sur le site de Montségur où en 1244 à l'issue d'un siège de près d'une année, 230 hommes et femmes furent brûlés vifs, il n'y a pas l'ombre d'une plaque commémorative étatique.
Imagine t-on le site d'Oradour sur Glane laissé ainsi aux seules initiatives locales ?

Par conséquent, cette contribution d'historien de la notoriété d'Emmanuel Leroy Ladurie est une bénédiction. même si elle se « limite » à un sujet a priori peu attractif, le quotidien d'un obscur village perdu dans l'Ariège entre 1294 et 1324. Pas très excitant, ce village occitan ? Ce serait infiniment dommageable d'en rester aux apparences, car il s'agit de la restitution d'un travail monumental.

Ce livre est le fruit d'une exploitation minutieuse des annales de Jacques Fournier, inquisiteur chargé de porter le fer et le feu au nom de Dieu, ce village de Montaillou ayant été identifié comme un repère d'hérétiques.
Des personnages reprennent vie avec un réalisme confondant ; personnages hauts en couleur, au sang chaud, avec des coups tordus mais aussi une solidarité et des élans spirituels authentiques.
Une fresque en 3D où le talent de l'auteur met le lecteur dans l'intimité de ces Montaillounais, une ambiance rustique, des odeurs acres, les corps si souvent en contact dans ses gestes domestiques du quotidien comme l'épouillage mais aussi la libido qui s'exprime, faisant fi des interdits religieux et de l'état civil, des barrières sociales...

Cette fresque fait ainsi revivre les frères Clergue, véritables « parrains » du village ; l'un, Pierre est le curé, dépositaire de l'autorité spirituelle et beaucoup plus, il est aussi hyperactif sexuellement L'autre est Bernard, bayle, c'est-à-dire responsable du maintien de l'ordre, une sorte de sherif. Les Clergue jouent double jeu vis-à-vis du pouvoir et de l'Eglise. Ils soutiennent les croyants cathares.

C'est l'intérêt majeur de ce livre de mettre en évidence la complexité du fait cathare et plus généralement des relations humaines dans le monde rural de ce qui ne s'appelle pas encore l'Occitanie.

Certes, il existe le choc des convictions et sensibilités spirituelles. D'un côté la foi des parfaits inspirées aux lointaines sources antiques de la gnose, aux révélations de Zoroastre et de Mani ; de l'autre, le rouleau compresseur de l'Eglise institutionnelle et le fer et le feu qu'elle met en oeuvre.
Mais le mouvement cathare c'est aussi un quotidien, comme à Montaillou où les liens féodaux ne sont pas exclusivement verticaux, « institutionnels ».

Les Clergue en ces années-là sont au centre de ces relations. Béatrice de Planissoles, la châtelaine, sympathisante cathare fut la maîtresse de Pierre Clergue le curé. Vies affectives entrelacées, plus généralement porosité des relations humaines nullement pétrifiées par les statuts sociaux. Les bergers comme l'emblématique Pierre Maury, mènent une vie qui n'est pas garrottée par les servitudes féodales. La transhumance des troupeaux qui les conduit régulièrement de chaque côté des Pyrénées ; une vie très rustique, mais qui offre des espaces de liberté et un art de vivre.

Dans ce contexte de vie simple, il n'est pas étonnant que l'Église, le faste papal, le tribu de la dîme qui permet d'entretenir cette richesse, le commerce des indulgences fussent peu appréciés. Par contraste les idéaux austères des parfaits sont plus en phase avec le quotidien de ce monde rural.
Pour autant, cet idéal dans ses aspects les plus exigeants est vécu par procuration, « inutile donc pour les simples croyants de mener une vie exemplaire » (p. 541)
« Si Pierre aime les Parfaits, c'est entre autres raisons, parce qu'ils mettent en pratique un idéal de pauvreté laborieuse que renient les Frères mendiants, qui l'avaient pourtant prêché non sans feinte ardeur. » (p. 177).
Mais les sympathisants cathares de Montaillou ne cultivent pas l'idéal de pauvreté comme un absolu transcendant. Si le choix de la pauvreté est louable, c'est surtout le fait d'accepter les conditions précaires imposées par l'existence terrestre qui importe, se détourner de l'argent qui corrompt.

Ces parfaits, ces « bonhommes » assument aussi le rôle d'intermédiaire avec Dieu, nos sympathisants hérétiques ne sont pas des huguenots avant l'heure, comme des raccourcis trop évidents pourraient le suggérer.

La perfection n'étant toutefois pas de ce monde, les Parfaits peuvent aussi avoir des petits arrangements….Guillaume Bélibaste, le dernier Bonhomme, qui fut brûlé en 1321, demanda à son ami Pierre Maury d'assumer le rôle de père de son enfant, un Parfait devant mener une vie chaste…

Le livre permet aussi de nuancer certains stéréotypes sur les conditions de vie à cette époque.
Les impératifs d'une société agricole pèsent, les moissons, les récoltes, la gestion du bétail requièrent beaucoup d'investissement aux moments clés et on devine qu'il s'agit d'une économie à l'équilibre précaire, les surplus quand ils existent, sont très relatifs. Pour autant, selon l'auteur, la population s'offre régulièrement de moments de détente, les Montaillounais ne se tuent pas à la tache toute l'année, tous les jours ; sans parler de symphonie pastorale, une certaine douceur de vivre éclaire le paysage.

En dépit d'une lecture au long cours exigeante, on laisse les Montaillounais avec regret, on sait que la tempête va s'abattre, toute la population sera raflée et à cet égard on aurait aimé connaître la destinée des principaux intervenants. Au fil des pages l'intérêt, l'attachement du lecteur se développent vis à vis de ces Montaillounais.

Le contexte de l'actuelle pandémie a manifestement donné officiellement ses lettres de noblesse au livre en qualité d'objet essentiel. Ce livre d'Emmanuel Leroy Ladurie correspond parfaitement à cette appellation, un modèle du genre, à notre époque où le travail d'information est si souvent baclé, vite fait, mal fait
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