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Critique de oblo


oblo
01 novembre 2020
A l'automne 2010, l'auteur Emmanuel Lepage, ainsi que son frère photographe François, ont l'opportunité de vivre un rêve d'enfant : découvrir les terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Pour cela, une place leur est attribuée sur le Marion-Dufresne, un navire effectuant une mission de ravitaillement et de transport des personnels scientifiques vers ces îles perdues dans l'océan Indien : Crozet, Kerguelen, Amsterdam et Saint-Paul. C'est le récit de cette aventure humaine et intellectuelle que propose Emmanuel Lepage dans Voyage aux îles de la Désolation. Sous la forme d'une bande-dessinée agrémentée de superbes doubles pages muettes, le documentaire révèle autant des TAAF que de l'auteur lui-même, tout en proposant des pistes de réflexion sur l'emprise de l'homme sur son monde et sur l'éthique scientifique.

Si le choc est si grand, pour Emmanuel Lepage, d'apprendre qu'une place se libère pour lui sur le Marion-Dufresne, c'est que les îles australes françaises ont façonné son imaginaire dès l'enfance. Ce n'est donc pas avec un regard tout à fait neutre que l'auteur entreprend son voyage : c'est dans de vieux souvenirs qu'il se replonge, ce sont les cartes de son enfance, placardées sur les murs de sa maison, qu'il s'apprête à appréhender en échelle réelle. C'est aussi tout un imaginaire, littéraire notamment avec la figure totémique de Tintin, qu'il convoque et emmène avec lui ; en bref, c'est autant un homme qu'un petit garçon rêveur qui s'en va à l'aventure. La mission du Marduf, cependant, est bien capitale pour les hommes qui vivent sur ces bouts du monde. le bateau apporte des vivres et de l'énergie pour les bases scientifiques, dépose et rapatrie des hommes et femmes qui ont passé ou passeront, isolés du reste du monde, des mois entiers à exercer leurs passions : ornithologie, algologie, astronomie, météorologie, éthologie, entomologie et d'autres encore. L'intérêt, évidemment, est de voir le monde tel qu'il pourrait être sans l'homme. Tout semble ici revêtir un caractère essentiel. Cette impression est renforcée par l'isolement total des îles : isolement humain, bien-sûr, car l'île de la Réunion, premier îlot de civilisation, est à 3 000 kilomètres environ ; isolement technologique aussi, loin d'internet et des réseaux invisibles qui cimentent si fortement l'humanité ; isolement d'une certaine humanité, aussi, car les hommes et les femmes sur place ne se consacrent qu'à l'étude, et non à la production, aussi essentielle soit-elle parfois (ainsi la production maraîchère).

Avec beaucoup de pudeur dans les mots, Emmanuel Lepage nous conte ce mois en mer. Il nous révèle sa pratique du dessin, les difficultés techniques qu'il rencontre (avec la pluie, le vent), ce que son statut de dessinateur lui permet de faire, ou non, au sein du microcosme des taafiens : le dessin attire naturellement, casse les barrières sociales, mais le dessinateur, en tant que contemplatif, est ici presque une incongruité. Il en va de même pour les médias, les politiques ou les touristes, dont la présence peut être remise en cause par les scientifiques en cas de difficulté. D'où une réflexion sur le travail scientifique, et sur sa médiatisation aussi nécessaire que potentiellement gênante, si elle n'est pas dangereuse. La pudeur du récit s'explique aussi par la puissance du paysage en action autour des taafiens. La mer houleuse, les îles sortant d'icelle en falaises hautes et abruptes, le barouf des manchots qui sont les rois sur ces îles, les corps monstrueusement puissants des éléphants de mer, la pluie et le vent glaciaux invitent, ou plutôt, ordonnent le respect des êtres humains pour la nature. A cela le dessin d'Emmanuel Lepage rend merveilleusement hommage. Les lavis en noir et blanc, les aquarelles et les gouaches disent beaucoup de ce monde totalement différent du nôtre, tout en le poétisant, en l'humanisant. Certaines cases et toutes les doubles pages sont remarquables de beauté. En dessinant cela, Emmanuel Lepage se fait médiateur entre les TAAF et le lecteur.

Il ne faudrait pas s'y tromper, toutefois. Aussi puissante soit-elle, la nature n'est pas laissée à elle-même. L'empreinte de l'homme est même partout. Par l'histoire, tout d'abord, puisque ces îles ont été révélées au monde par un navigateur breton, Kerguelen de Trémarec, qui paya de sa carrière le fait que ces îles n'aient été que cela, et non pas un continent florissant : Lepage nous dit qu'il porta sur ses épaules le poids du rêve brisé. Les Français ont tenté d'exploiter ces îles, de les intégrer parfaitement à l'oekoumène : par la pêche baleinière notamment, avant que celle-ci ne soit rendue obsolète par les progrès technologiques (on cherchait alors la graisse de baleine pour l'éclairage public), par l'introduction d'espèces animales cosmopolites : le chat, le lapin, la vache ... La présence de bases scientifiques est aussi la preuve de la présence humaine, alors même que les scientifiques cherchent à diminuer au maximum celle-ci, à la nier presque (en témoigne l'histoire de la culture des légumes sous serres, interdite récemment, et celle de l'abattage des vaches de Kerguelen, espèce animale devenue pourtant endémique car n'ayant connu aucune mutation génétique en plus de cent ans). La présence de l'homme se fait parfois idéologique, définissant une bonne biodiversité et une mauvaise, une bonne et une mauvaise présence.

Emmanuel Lepage s'intéresse aussi aux hommes et aux femmes qui font les TAAF, dans toute leur diversité. Au-delà des spécialisations scientifiques des uns et des autres, ce sont des parcours qui se croisent, des rêves qui trouvent là leur réalisation, une communauté qui se crée à travers un langage propre (le taafien) et un rythme sans doute unique au monde, soumis avec joie aux caprices de la nature. L'aventure humaine de ce Voyage aux îles de la Désolation n'a rien d'une narration enlevée, d'un système littéraire où les rebondissements succèdent aux énigmes et aux révélations. L'aventure, ici, c'est le ravitaillement impossible en carburant de l'une des îles de l'archipel Crozet ; ce sont des légumes congelés par erreur et immangeables ; c'est une soirée d'adieu qui ne se tiendra pas car le vent en décide autrement. Cette aventure parle au lecteur car elle parle de passions humaines, et parce qu'elle parle d'humanité. Car l'homme, espèce destructrice par excellence de son écosystème, est aussi une espèce qui cherche à comprendre. Emmanuel Lepage ne donne pas ici de clés : il invite à réfléchir.
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