- Je m'appelle Laurent, j'ai trente-neuf ans. Je suis acteur et metteur en scène.
Les élèves se jettent des regards interrogateurs. Pourquoi un acteur fait-il irruption dans notre classe en plein cours de maths ? Je ne suis pas surprise, mais je dois bien être la seule. C'est la grande obsession de Léa que de faire apparaître l'art là où on ne s'y attend pas. Quand j'étais en primaire, elle avait monté un projet avec ma classe de CE2 : Brigade d'Intervention Poétique. On allait lire des poèmes dans les autres classes. On entrait sans prévenir, et "hop hop hop, c'est comme l'amour, la poésie arrive sans prévenir", expliquait Léa. A l'époque, j'avait trouvé ça épatant que ma mère vienne dans mon école. Ca me paraît une autre vie.
Elle a tout simplement oublié ce que c’est d’avoir quinze ans. Tout se passe comme si j’avais deux vies parallèles, celle à la maison et celle au lycée. Je ne me sens pas prête à les mélanger, c’est tout.
Je réalise que plus on grandit, plus on utilise l’anglais pour les choses qui touchent aux sentiments. Comme si on était gêné de le dire en français. « I love you », par exemple, me semble mille fois plus facile à dire que « je t’aime ».
A sa différence, je me sens parfois triste sans raison, avec le sentiment étrange de ne pas vivre assez intensément. Comme si j’attendais de commencer ma vie.
S'inquiéter n'empêchera pas les mauvaises choses de se produire. Ça t'empêche simplement de profiter des bonnes. Snoopy.
Je réalise que ma vie ne me déplaît pas tant que ça. J'appartiens peut-être aussi à la bande des #intello-relou-chiant, mais ça ne m'empêche pas d'avoir envie de m'amuser. Au contraire.
En vérité, ma copine n'y connaît rien en psychologie, mais avec tous les tests qu'elle fait dans les magazines, elle se prend pour Sigmund Freud.
J'ai toujours adoré ma mère et trouvé un peu pathétique ce besoin de toutes mes copines de critiquer les leurs à tout bout de champ. Comme s'il existait une case "mère has-been qui ne comprend rien aux problématiques de sa fille" et que, à l'adolescence, il fallait forcément la cocher.
Je regarde autour de moi. La maison est réconfortante, j'en connais chaque recoin. Sur les murs, des photomatons de mes parents enlacés, de Carmen et de moi. Je regarde machinalement une carte que mon père a accrochée dans l'entrée, sous un cœur rouge dessiné au stylo Bic, l'écriture de ma mère : l'amour, c'est comme la poésie, à un moment hop hop hop, ça survient sans prévenir.
Je ne sais pas encore très bien qui je suis, ni quelle femme je vais devenir, mais une chose est sûre : j'ai vraiment un cœur d'artichaut.