tout le monde se fait avoir, tout le monde. La vie passe vite, et d'un coup hop hop hop, tu te rends compte que tu t'es déconnecté de ta fille, déconnecté de ta famille, déconnecté de ton mari. Il n'y a plus de complicité, plus de spontanéité, plus de confidences. Il n'y a plus rien !
Il ne faut pas se leurrer, les lycéens sont souvent cruels en meute, et j'ai beau lutter pour ne pas participer aux effets de groupe, même moi ça m'arrive d'y prendre part et de le regretter ensuite.
- Oui, c'est ça, Ann. Mais quelle fougue, dites-moi, me répond tranquillement M. Guillote. C'est en effet ce qu'on dit aux acteurs avant qu'ils ne rentrent en scène. Et vous savez pourquoi ?
Ouf, je l'ai échappé belle ! C'est absolument inespéré. Ma fulgurance verbale a coïncidé avec la question de mon professeur. Et je connais la réponse depuis que j'ai six ans, alors je radote sans conviction.
- A l'époque, les gens venaient en calèche au théâtre. Plus il y avait de crottin de cheval devant le théâtre, plus il y avait de public. Dire "merde" à un acteur revient à lui souhaiter de jouer devant une salle bien remplie.
Je souffle, je m'en suis bien sortie, j'ai eu de la chance.
Même si le français est ma matière favorite, le prof est strict et le cours passe très lentement. A la fin, il nous explique que nous allons aborder l'écriture théâtrale classique et contemporaine. J'ai envie de crier : "Stop ! Arrêtez de parler de théâtre ! On passe à un autre sujet, s'il vous plaît ? J'en ai avalé du théâtre ! Oui, je sais ce que c'est qu'une didascalie ! Je sais que "jardin" et "cour" sont des codes pour distinguer la droite de la gauche sur un plateau, qu'on soit sur scène ou dans le public. Pourquoi ils n'utilisent pas "tribord" et "bâbord" comme tout le monde, ces abrutis ! Je m'en fous de Molière, je m'en fous des anecdotes nulles pour savoir pourquoi on dit "merde" avant de jouer ! Oui, c'est ça merde, merde, meeeeeeeerddddeeeeeeee !" Toute la classe éclate de rire. Je viens de parler à voix haute, j'ai crié à la face de M. Guillote sans m'en rendre compte.
L'inquiétude c'est de l'amour.
Je ne réponds pas à sa question tout simplement parce qu'une fois encore, c'est plus simple de se taire que de dire la vérité
L’inquiétude, c’est souvent au départ une question d’amour.
Je m'appelle Ann, Anne sans "e". Depuis bientôt 15 ans, je porte avec moi cette petite lubie maternelle. Nous n'avons aucune racine anglophone dans la faille, mais ma mère, prise d'un coup de folie post-accouchement, a trouvé essentiel et magnifique d'ôter la voyelle finale de mon prénom.
L'amour, c'est comme la poésie, à un moment hop hop hop, ça survient sans prévenir.
J'étouffe ! Je refuse de vivre ce genre de vie hypocrite et étriquée. Je veux de l'absolu, de l'aventure, du vrai, du plein, du juste. Merde, j'ai quinze ans !