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Critique de JulienDjeuks


Le reportage laisse une grande place à la parole des bagnards et « doubleurs » principalement, mais aussi celle des médecins, administrateurs… Les témoignages ne sont très certainement pas inventés mais sont très probablement "poétisés" (à partir de notes). Pourra-t-on le reprocher ? Certes, l'enregistrement audio permet aujourd'hui d'avoir accès à la parole authentique, mais qui s'est un jour confronté à la retranscription de la parole brute, sait qu'il est toujours question de réécrire, de policer par l'écriture, d'effacer les hésitations, répétitions, ruptures de syntaxe, de tronquer, ou au contraire de rendre compte dans l'écriture (par des artifices rompant avec la norme) de ces défauts d'oralité, ce qui ajoute inévitablement un trait décrédibilisant à cette parole (suspicion d'illettrisme). On peut s'imaginer comme la parole et la voix d'un homme abruti par l'enfermement, en colère, désociabilisé ou ne fréquentant plus que taulards, se détériorent. Comment cette parole brute, si elle n'était pas retouchée, pourrait-elle atteindre une population de lecteurs bien éduqués, bien confiants dans ce qui les distingue de ces êtres (mal éduqués) que la société à laquelle ils appartiennent a décidé d'écarter et de punir ? Londres, par cette écriture du témoignage, confronte le lecteur à des êtres humains ordinaires (la seule différence est ce qu'ils ont fait ; qu'on ne les juge pas sur la forme), met en valeur des points choquants, absurdes ou touchants, crée des échos, provoque ainsi la réflexion et l'indignation du lecteur. Ces témoignages mêlés au romanesque des trajectoires, à l'exotisme des lieux, et à ces descriptions de corps qui semblent pourrir à mesure qu'on tourne les pages, donnent une vraie couleur littéraire au reportage. Les envolées lyriques se font rares, sans ambages, ponctuant le portrait d'un personnage d'une remarque acerbe, comme qui échapperait à toute retenue possible. La conclusion du reportage est elle aussi sans ambiguïtés, dénonce clairement, appelle à des changements devenus évidents. À vingt-mille lieues par-delà les mers du journalisme de supermarché, neutralité qui est plutôt absence de goût et de style qu'absence d'aprioris, bruyant et racoleur pour des broutilles, n'ayant d'oeil que pour les grandes marques, transportant sa liste de courses pour répondre à la demande des lecteurs-clients.

Qu'est-ce que dénonce ici Albert Londres ? C'est le laisser-faire de toute une administration qui sait, qui continue malgré tout, pour le profit de quelques uns, et pour la tranquillité d'esprit des bons citoyens, non pas à doubler, mais à tripler, quadrupler la peine fixée par la justice. le bagne ou la dégradation de l'homme, la déshumanisation : éloignement de toute patrie et famille, isolement rendant fou ou entassement insalubre rappelant les plus grandes heures de la traite négrière (rappelons que les premiers déportés aux Amériques pour servir de main d'esclaves étaient des prisonniers irlandais...), malnutrition, absence de soins médicaux, punitions et humiliations... Des conditions qui amènent nombreux détenus à souhaiter la mort. Dans ce contexte, la privation de liberté est un moindre mal. le travail forcé même n'est pas dénoncé par le reporter qui dénonce bien davantage le gâchis gigantesque de la force de travail des prisonniers. Les corps sont maltraités et ne peuvent donc accomplir un travail efficace, mais plus encore c'est la direction des opérations qui semble être volontairement inorganisée, contre-productive. L'ouvrage des bagnards relève davantage du supplice de Sisyphe que d'une oeuvre d'aménagement du territoire pour le compte de la patrie… Et la construction de la colonie guyanaise par les bagnards n'est jamais qu'un échec, comme si cela était la volonté inavouable des autorités, que les bagnards ne soient jamais les artisans de rien, que leur humanité soit gâchée, reniée.

Un grief qui revient souvent est le mélange des prisonniers : petits criminels, grands trafiquants, déséquilibrés et fous psychopathes, prisonniers politiques et potentiels innocents... Pas De distinction, comme le dit le proverbe, il s'agit d'être sûr que tous soient contaminés, se comportent en bêtes, s'entretuent, tentent des évasions... Les bagnards envoyés en Guyane sont tous des criminels irrécupérables, il n'y a pas à se préoccuper de leur sort (dévalorisation après coup fort comparable à celle des populations noires qu'on s'était autorisés à réduire en esclave). Même "libres", les bagnards doivent rester des sous-humains. le fameux "doublage" les force à demeurer sur le lieu de leur abaissement, loin de tout soutien, parmi les ex-taulards, sans aucun moyen de gagner de l'argent dans une région où il y a peu d'activité, et où votre CV vous précède... Ainsi les bagnards sans l'institution deviennent ce qu'on veut qu'ils soient : clochards puants, ne sachant que voler, boire, violer... dont le seul espoir d'amélioration est même de réintégrer le bagne (qui alors n'est pas si terrible !). le bagne, lieu de torture bien plus que de pénitence ou de mise à l'écart de personnes dangereuses ; en cela symptomatique de ce qu'est trop souvent l'appareil judiciaire : un instrument de vengeance et de défoulement de la société sur une partie d'elle-même qu'elle veut mauvaise sans le moindre doute et radicalement différente d'elle-même. Les populations incarcérées servent ainsi de boucs-émissaires. Comme le montre Foucault dans son Histoire de la folie mais pour l'enfermement des fous, le fait de retrancher les criminels et de les sanctionner durement permet de supposer que la partie laissée en liberté est saine... L'on peut dès lors questionner ce besoin si impérieux de nos sociétés de se sentir innocentes...
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