Par Delphine Minoui, grand reporter, lauréate du Prix Albert Londres 2006
Tout public, à partir de 10 ans
« Lumières pour enfants », c'était le titre donné par Walter Benjamin aux émissions de radio destinées à la jeunesse qu'il assura avant la montée du nazisme. Ce titre, Gilberte Tsaï l'a repris pour les Petites conférences qu'elle programme depuis 2001 dans différents établissements culturels.
Elles reposent sur le pari que ni les grandes questions, ni les espaces du savoir, ne sont étrangères au monde des enfants et qu'au contraire elles font partie de leur souci, formant un monde d'interrogations restant trop souvent sans réponses.
La règle du jeu en est la suivante : un spécialiste d'une matière ou d'un domaine accepte de s'adresser à un public composé d'enfants mais aussi d'adultes, et de répondre à leurs questions. À chaque fois, il n'est question que d'éclairer, d'éveiller : en prenant les sujets au sérieux et en les traitant de façon vivante, hors des sentiers battus.
Programme de la Petite conférence #2 « Raconter la guerre, dessiner la paix, 25 ans de reportages au Moyen-Orient » par Delphine Minoui :
Rien ne prédestinait l'enfant timide, née à Paris d'une mère française et d'un père iranien, à devenir reporter de guerre. Quand elle s'envole pour Téhéran, en 1997, c'est avec l'envie d'y raconter le quotidien des jeunes de son âge, épris d'ouverture. Mais l'après 11-septembre 2001 chamboule tout. Elle se retrouve en Afghanistan, puis en Irak, pour suivre l'invasion américaine et ses conséquences sur la région. Depuis, les soubresauts s'enchaînent : révolutions du printemps arabe, attentats de Daech, crise des réfugiés syriens, putsch raté en Turquie, retour des Taliban à Kaboul. Mais Delphine ne perd jamais espoir. Sensible à l'humain au milieu du chaos, elle navigue entre ses articles et ses livres pour faire parler la paix, encore et toujours, en racontant le combat des héros anonymes croisés sur son chemin.
Entre anecdotes et confidences, la conférence donnera à voir les coulisses du reportage, où le journaliste n'est ni un super héros ni un agent du « fake news » au service d'un grand complot, mais un témoin d'exception, porteur de lumière, même au coeur de l'obscurité.
Le terrain est la colonne vertébrale de son écriture. Correspondante au Moyen-Orient pour France Inter et France Info dès 1999 puis pour Le Figaro depuis 2002, Delphine Minoui a consacré la moitié de sa vie à cette partie du monde synonyme de révolutions, coups d'État et conflits.
À lire « Les petites conférences » sont devenues une collection aux éditions Bayard.
Delphine Minoui, L'alphabet du silence, l'Iconoclaste, 2023
Les Passeurs de livres de Daraya, Seuil, 2017
Je vous écris de Téhéran, Seuil, 2015
Conception et programmation : Gilberte Tsaï Production : l'Équipée.
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— La dernière nuit, la septième, ce fut le déluge et le cyclone. Eau dessus et eau dessous. Sans être chrétiens, nous avons fait plusieurs fois le signe de croix.
Les onze hommes à ce moment me regardèrent comme pour me dire : mais oui.
— La barque volait sur la mer comme un pélican. Au matin, on vit la terre. On se jeta dessus. Des Noirs étaient tout près.
Venezuala ou Trinidad ? crions-nous. — Trinidad.
C'était raté. Nous voulûmes repousser le canot, mais sur ces côtes les rouleaux sont terribles. Après huit jours de lutte, nous n'en avons pas eu la force. Le reste n'a pas duré cinq minutes. Des policemen fondirent sur nous. Dans Trinidad, Monsieur, il n'y a que des policiers et des voleurs. Un grand Noir frappa sur l'épaule du rouquin et dit : « Au nom du roi, je vous arrête ! » Il n'avait même pas le bâton du roi, ce macaque-là ! mais un morceau de canne à sucre à la main. Ces Noirs touchent trois dollars par forçat qu'ils ramènent. Vendre la liberté de onze hommes pour trente-trois dollars, on ne peut voir cela que dans ce pays de pouilleux.
Vers la Guyane.
Ce n'est pas d'une institution que vient le mal ; il vient de plus profond : de l'éternelle méchanceté de l'âme humaine.
Onze forçats étaient là, durement secoués par ce mélange de roulis et de tangage baptisé casserole.
— Eh bien, leur dis-je, pas de veine !
— On recommencera !
Sur les onze, deux seulement présentaient des signes extérieurs d'intelligence. Les autres, quoique maigres, semblaient de lourds abrutis. Trois d'entre eux ayant découvert un morceau de graisse de bœuf s'en frottaient leurs pieds affreux, répétant : « Ah ! ces vaches d'araignées-crabes ! » Mais tous réveillaient en vous le sentiment de la pitié.
On aurait voulu qu'ils eussent réussi.
— D'où venez-vous ? De Cayenne ?
— Mais non ! de Marienbourg, en Guyane hollandaise.
Nous nous étions évadés du bagne depuis dix-huit mois. On travaillait chez les Hollandais. On gagnait bien sa vie…
— Alors pourquoi avez-vous pris la mer ?
— Parce que le travail allait cesser et que les Hollandais nous auraient renvoyés à Saint-Laurent. Tant que les Hollandais ont besoin de nous, tout va bien. Ils nous gardent. Ils viennent même nous " débaucher " du bagne quand ils créent de nouvelles usines, nous envoyant des canots pour traverser le Maroni, nous donnant des florins d'avance. C'est qu'ils trouvent chez nous des ouvriers spécialistes et ce n'est pas les nègres qui peuvent faire marcher leurs machines.
Mais, depuis quelques années, ils ne sont plus chics. Dès qu'ils ne peuvent plus se servir de l'homme, ils le livrent. C'est la faute de quelques-uns d'entre nous, qui ont assassiné chez eux, à Paramaribo. Les bons payent pour les mauvais.
Vers la Guyane.
Il faut dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu'un – de notre connaissance parfois – est envoyé aux travaux forcés, on dit : il va à Cayenne. Le bagne n'est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d'abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l'on débaptise ces îles. Ce n'est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer. Cayenne est bien cependant la capitale du bagne.
Je demeure convaincu qu'un journaliste n'est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de rose. Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie.
Dans le même voyage, l'homme de terre et l'homme de mer ont deux buts différents. Le but du premier est d'arriver, le but du deuxième est de repartir. La terre nous tire vers le passé, la mer les poussent vers le futur.
Une valise, on dirait que c’est la liberté qu’on a dans la main.
Écoutez, c’est moi, le port de Marseille, qui vous parle. Je suis le plus merveilleux kaléidoscope des côtes. Voici
les coupées de mes bateaux. Gravissez-les. Je vous ferai voir toutes les couleurs de la lumière ; comment le
soleil se lève et comment il se couche en des endroits lointains. Vous contemplerez de nouveaux signes dans le
ciel et de nouveaux fruits sur la terre. Montez ! Montez ! Je vous emmènerai de race en race. Vous verrez tous
les Orients—le proche, le grand, l’extrême.
[...] Je vous ferai voir des oiseaux qui plongent et des poissons qui volent.
Embarque-toi ! Embarque-toi !
Or, ces temps, par ces nuits et ces jours de froid, de pluie, de tonnerre et de mort, il faudrait être bien magnifique pour ne pas sentir pleurer en soi.
Quand un soldat pleure, la vérité n'est pas de le consoler, c'est de le réveiller de ses larmes.
Emile Vandervelde, citoyen et ministre, est venu sonner du clairon.
Il a rallié la pensée.
Le Matin, 29 novembre 1914
Un sourire est une fleur rare aux îles du Salut !
– Il s’est évadé de Royale, reprit le commandant, c’est là l’un des plus beaux exploits du bagne. Quatre-vingt-quinze chances de laisser ses membres aux requins. Comment vous a-t-on repris sur la grande terre ?
– Épuisé, commandant.
– Il a même repêché un gardien, une fois ! N’est-ce pas ?
Dieudonné esquissa un geste du bras.
– Voyons, dis-je au commandant, le cas Dieudonné est troublant. Beaucoup de gens croient à son innocence.
– Du fond de ma conscience, je suis innocent, fit Dieudonné.
Là-dessus, l’on referma l’enterré vivant dans son tombeau.