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Critique de audelagandre


Laurence Graissac naît en 1979. À l'hôpital, c'est contraint et forcé que son grand frère, Thierry embrasse sa petite main contre l'obtention d'un paquet de bonbons promis par son père « L'enfant venait d'inscrire dans la mémoire de ses parents l'image d'un grand-frère tendre et aimant. » Mais ne vous y trompez pas. Elle devient rapidement celle qui va briser sa vie en volant l'amour de ses parents et pour cela, il va falloir qu'elle paie. Chaque parole, chaque geste doivent lui faire regretter d'être née. L'acharnement, le harcèlement moral dont elle sera victime n'aura de cesse que de la mettre plus bas que terre, la faire disparaître aux yeux du monde, mais surtout d'annihiler toute volonté de riposte, tout désir, toute possibilité de s'épanouir dans son corps de femme. « Quoi qu'elle y fasse, au creux de ses nuits, Laurence entendrait vibrer les cris de créatures inventées par son frère. Déjà l'innocente combinaison de sa naïveté et de son imagination répandait en elle le chaos. »

« Cinq cartes brûlées » raconte le destin d'une femme qui prend rendez-vous avec elle-même. Sous le poids des insultes, le poids d'un corps pour cacher des blessures profondes et irréparables, le poids d'une mère qui règle ses propres comptes avec la vie et d'un père qui en subit les conséquences, Laurence se cache au plus profond d'elle-même pour se protéger. Ironie du sort : plus elle se cache, plus elle prend de la place. Un destin inattendu l'attend, de ces destins exceptionnels et presque accidentels qui forgent une personnalité.

C'est avant tout un roman noir d'introspection que Sophie Loubière nous livre ici : le drame intime d'une enfant qui grandit tant bien que mal dans une sphère habitée par un frère tyrannique et de parents aveugles et sourds à sa souffrance. L'enjeu est de survivre sous les quolibets : Peggy la cochonne, goret, grosse vache, patate, Lolotte qui rime avec boulotte et d'encaisser les « j'attends que tu te suicides » martelés par son frère. Laurence a la destinée du vilain petit canard qui devient un cygne, sans plan d'attaque, en laissant la vie couler, se déverser sur elle. Une vague qui la submerge, puis la ramène au bord, plus tout à fait elle-même, mais pas non plus tout à fait une autre.

Pour ce roman résolument noir qui confirme la patte de Sophie Loubière, elle a choisi une construction narrative particulière pour mettre en exergue le côté fermement psychologique. En effet, le déroulé chronologique du récit s'articule autour de mini- chapitres en italique évoquant des souvenirs d'enfance de Laurence et permettant d'appréhender l'évolution de sa personnalité et de ses blessures mentales. Les choses vont crescendo : on ne peut comprendre un être humain sans avoir plongé dans son enfance, là où les racines de l'être s'accrochent à la terre, envers et contre tout, parfois maladroitement, mais systématiquement, par nécessité de survie. N'attendez pas ici de retournement de situations toutes les deux pages, ou de twists spectaculaires, car l'auteur n'entre pas dans cette course à la surprise permanente. Non, son récit est plus introspectif, plus vicieux, plus largement diffus dans les tréfonds d'une âme blessée.

« Tout s'enchaînait depuis sa naissance comme une mauvaise partie de cartes. Chaque jour se jouait une bataille telle que son frère aimait à en mener contre sa soeur lorsqu'ils étaient gamins : il réunissait dans son jeu les as, les jokers, les figures et lui distribuait le reste. À moins que Laurence ne se décide à rebattre les cartes. »

Oui, Laurence va rebattre les cartes et apprendre à jouer sur un terrain qui n'est pas le sien, avec des armes qu'elle n'a pas choisies ou qui sont arrivées là presque par hasard. Si elle est isolée, car fragilisée mentalement, elle n'est pas pour autant démunie. C'est une forme de rage inconsciente qui l'anime et qui va la faire avancer : la rage de ceux qu'on a meurtris. Ce portrait, juste, authentique, parfois tendre, parfois rude, déclenche la plus forte empathie qu'il m'ait été donné de ressentir pour un personnage de fiction. Car en déroulant cette histoire, Sophie Loubière vous amène à choisir notre camp. Si la relation du frère et de la soeur prend majoritairement beaucoup de place dans ce roman, ne négligez pas pour autant les personnages secondaires. La mère d'abord, accidentée de la vie, traînant ses cadavres inconscients comme des boulets, le père ensuite qui endure les retombées explosives de la situation familiale antérieure de son épouse.

Les cartes à jouer sont souvent associées à plusieurs choses : astrologie, numérologie, symbolisme. Elles apportent une dimension ésotérique aux moments de la vie. le rapprochement que Sophie Loubière en fait avec la vie de Laurence n'est pas seulement ingénieux et original, mais témoigne de cette part de hasard, et de chance qu'offre parfois la vie. Il est toutefois possible de les rebattre, à chaque moment, et de changer ainsi le cours des choses. Une chrysalide peut se transformer en papillon, et un charmant petit garçon en tortionnaire.

En tant que mère, ayant moi-même été profondément blessée par la mienne, ma vigilance est désormais accrue sur ces petits mots qui n'ont l'air de rien, prononcés par de petits êtres qui ne-sont-que-des-enfants, mais qui peuvent laisser chez l'autre des marques permanentes sur la psyché. Les mots d'enfant peuvent blesser de manière irrémédiable, mais l'aveuglement des parents également.

Sophie Loubière signe sans doute ici son roman le plus personnel. J'y ai senti un besoin profond de dire, de révéler, de mettre en garde. Derrière les volets tirés et les portes closes, se déroule souvent une violence ordinaire faite de mots écrits à l'encre indélébile. Soyons conscients que nos chères têtes blondes ne sont pas toujours les anges que l'on croit…

Lien : https://aude-bouquine.com/20..
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